QUELQUES LIVRES voir abusivement la source du marxisme 1 et dans lesquels en tout cas le philosophe n'était pas encore entièrement revenu de ses enthousiasmes juvéniles (la Révolution française, puis Napoléon), malgré la mélancolie qui l'imprégnait déjà.A la faveur des rêves que lui inspirait l'actualité, Hegel en avait fait un autre : celui de la Cité grecque harmonieuse, de l'idéal du citoyen subordonnant entièrement -sa vie privée à la vie publique. Combien il dut déchanter lorsque, aerès Waterloo, il n'eut plus, pour se repaitre historiquement, que son maigre seigneur prussien et se vit contraint, pour faire la théorie de l'Etat moderne, de substituer au citoyen, puis au conquérant, le «fonctionnaire,, ... Mais n'était-ce pas toujours un «homme public»? C'est dire que la pensée de sa jeunesse ne l'a jamais abandonné dans l'âge mftr. Ce romantique, qui forgea sa sagesse classique à partir de la déception, fut un incontestable apologiste de la Realpolitik. K. Papaioannou nous dit qu'il fut le «premier lecteur moderne de Machiavel». On protesterait volontiers en faisant remarquer qu'il fut précédé par Rousseau, sur lequel il avait d'ailleurs médité «civiquement ». Disons qu'il a lu le Florentin avec un cœur grec et un esprit français, ce qui fait honneur au cosmopolitisme d'un penseur germanique. Machiavélisme ou non, c'est une délectation assez morose qui se substitue, dans l'âge mûr, à l'enthousiasme un peu féminin éprouvé par le penseur lorsqu'il voyait « !'Esprit du Monde à cheval» en la personne du Corse. Mais cet intérêt pour la marche de l'histoire guidée par la politique, intérêt qui ne s'est jamais démenti, lui a permis, comme le montre Papaioannou, certaines intuitions, celle des «contradictions du capitalisme » qu'il décelait à partir de son analyse de la . « société civile » ou bourgeoise, celle du rôle futur de la Russie et de l'Amérique. Ce fut sa véritable religion puisqu'il a osé faire de la lecture du journal du matin la« prière quotidienne de l'homme moderne » : <c Esprit du Monde, qui êtes sur terre, donnez-nous aujourd'hui comme hier notre pain de victoires et de défaites... » C'est l'occasion d'évoquer la théologie fondamentale de Hegel, à laquelle Papaioannou nous a initiés, aussi bien qu'à sa politique, par les textes et le commentaire. A qui s'adressait la «prière» matinale ? Sans doute à celui que l'Evangile a appelé le «Prince de ce Monde». Dans sa jeunesse théologienne autant que politique, Hegel croyait encore, avec l'apôtre Jean, que « Dieu est amour». Mais il devient évident qu'ensuite son Dieu, ou Providence historique, n'est plus tout à fait le « Bon Dieu» des âmes simples. C'est qu'il a découvert entre-temps « la dureté, la patience et le travail du négatif », cette négativité qui est l'âme ou le noyau substantiel de sa «dialectique», comme l'a bien vu Maa, 1. Cf. • Dialectique du maitre et de l'esclave,, in Cont,at l«ial, juillet-aoat 1961. Biblioteca Gino Bianco • 63 évoquant son premier maître dans la seconde préface du Capital : «Dans la conception positive des choses, elle inclut du même coup l'intelligence de leur négation, de la destruction nécessaire. • Mais quel est cet « esprit ~ui toujours nie » d'une négation féconde parce qu elle fait que les choses vont leur train au lieu de s'arrêter dans une morne béatitude ? Saluons le Méphistophélès de Gœthe (Papaioannou l'a reconnu, p. 42). Ce qu'il y a de commun à Hegel et à Marx, malgré le renversement de l'idéalisme en matérialisme, pourrait s'appeler «conception méphistophélique de l'his .. toire ». Et c'est cela la dialectique ... Dira-t-on que Hegel a mis le diable à la place du Bon Dieu ? Ce n'est pas si simple, car nous n'avons pas affaire au dualisme · gnostique. Il s'avère, comme dans Gœthe, auquel il faut attribuer le mérite de la découverte 2 , que Dieu a besoin du diable pour faire marcher l'histoire : l'adversaire est un compère. C'est par le <c mauvais côté», comme le dira Engels, que s'opère le progrès : le mal conspire avec le bien, car c'est toujours la Providence, indispensable ressort d'une philosophie de l'histoire, même lorsqu'elle se voudrait matérialiste et athée. Hegel, déçu dans ses juvéniles enthousiasmes théologiques ou politiques, ne vire pas de l'optimisme au pessimisme, mais, comme l'a bien vu Papaioannou, il s'oriente vers un c< optimisme tragique». Est-ce qu'il s'est converti au satanisme ? Pas tout à fait, car c'était un professeur respectable, mais il faut avouer que souvent cela sent un peu le roussi, bien que Papaioannou, avec la charité du disciple pour le maître, ne consente pas toujours à nous 1aisser respirer cette odeur. On l'exemplifierait aisément par l'étrange façon d'expliquer le <c pardon » et la « rémission des péchés », qui n'est autre, finalement, dans la Phénoménologie de l' Esprit, que l'amnistie des forfaits par le succès. Il y a quand même de la messe noire dans tout cela. La dialectique vaut contre les innocents qui croient que le mal est mal et que le bien est bien. Mais les instruire de la fin qui justifie les moyens, c'est aussi leur faire tinter aux oreilles la chanson des sorcières de Shakespeare : « Fair is foui, and foul is fair. » Cela aussi, c'est la dialectique. On conçoit ainsi que pour en arriver là, à partir de la théologie de l'Amour, il faille traverser une sérieuse crise de neurasthénie, comme celle dont nous instruit la biographie du philosophe. La guérison par l'histoire suppose l'ingestion d'une drogue assez sévère et dont il est encore à craindre qu'elle crée une toxicomanie, comme l'atteste l'exemple contemporain des férus qui titubent à tous les tournants. Postérité de Hegel ou non ? Mais le philosophe ne titubait pas, bien qu'il ait célébré lyriquement l'ivresse de la« danse bachique». En effet, contrairement à son devancier Platon, il a eu la sagesse de ne jamais se mêler directement de cette poli2. Cf. Mircea Bliade : M4s,lu1topltMi1 ,, l'A~ Parie l9Û-
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