Le Contrat Social - anno VII - n. 1 - gen.-feb. 1963

62 acceptaient sereinement ici la dictature qui régnait là-bas parce que, leur semblait-il, c'était l'élite politique et intellectuelle qui subissait l' oppre_ssion. Pour les réveiller, il a fallu qu'on mitraille les ouvriers. Leur attitude procède d'un curieux matérialisme mystique qui se fonde sur une distinction implicite : il y aurait, dans l'humanité, une manière d'aristocratie qui n'aurait que des responsabilités, et des masses qui n'auraient que des droits. On suppose que les masses veulent seulement manger à leur faim, améliorer leur ruveau de vie, et cela définit les responsabilités et obligations de l'aristocratie intellectuelle et politique. Que si les gens de la classe dirigeante parlent de liberté et de justice, cela veut dire seulement qu'ils revendiquent des droits aristocratiques, des droits que les masses ignorent parce qu'ils sont pour elles sans signification. Ces droits de l'esprit méritent à peine d'être pris en considération, car il y a une priorité absolue pour les droits physiques des masses. Un raisonnement d'"ece genre conduit inéluctablement à noter des renseignements statistiques, à attacher une importance décisive à des réalisations matérielles, et à considérer avec quelque n~gligence les simples problèmes de forme. On se place ainsi sur un terrain où toute question est matière à controverse et à propagande, alors que les problèmes de forme ne prêtent guère à la discussion : il est plus aisé d'apprécier les formes de la justice que la culpabilité d'un accusé, moins aisé de connaître le niveau de vie que celui de la liberté de la presse. D'autre part, la distinction des classes est tout à fait fausse en ce qui concerne les formes. Il ne serait même pas vrai de dire que les formes ont autant d'importance pour les ouvriers que pour la bourgeoisie : elles en ont en réalité beaucoup plus. C'est grâce à cette forme qu'est la liberté d'association (absente de la Constitution soviétique) qu'est né le syndicalisme, c'est-à-dire la possibilité pour les salariés non seulement d'améliorer leur niveau de vie, mais d'accéder au privilège essentiel de l'aristocratie : prendre des décisions concernant leur propre vie. Si l'on ne considère que la màtière, on tend à ramener l'élite au niveau des masses prises à leur plus bas ruveau historique, tandis que le souci des formes, à la limite, doit donner à chaque homme sa dignité d'homme. L'aberration des «compagnons de route» n'est pas dans la civilisation actuelle un phénomène isolé, et il serait intéressant d'en rechercher les connexions avec quelques concepts à la mode, et peut-être les racines dans certaines tendances de notre enseignement. Ce serait là une vaste matière à réflexion. YVES LÉVY. Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL Présence de Hegel KosTAS PAPAI0ANN0U: Hegel. Prêsentation, choix de textes, bibliographie. Paris I 962, Ed. Seghers, 206 pp. BIEN que la primauté reconnue par la philosophie grecque classique à la theoria sur la praxis soit la source de ce qu'il y a de moins contestable dans notre civilisation, l'animal raisonnable en nous ne peut oublier qu'il est aussi politique, selon la formule bien connue d'Aristote. 11 y aura toujours du déraisonnable dans la politique, mais l'idée d'une politique raisonnable, ou qui serait une technique comme les autres, continue à hanter les esprits. C'est sans doute le motif de l'attraction que continue d'exercer de nos jours l'entreprise qui, spéculant sur l'histoire, voulut intégrer l'irrationnel à la raison. Elle déplaçait ,, ainsi l'axe de la spéculation traditionnelle qui portait principalement sur les sciences et sur la morale. Dans sa magistrale introduction au choix de textes qu'il a lui-même traduits, Kostas Papaioannou fait, en nous reportant à un passé plus ancien que celui de l'Allemagne de Hegel, une remarque sérieuse. Dans la vue lettre de Platon, généralement tenue pour authentique, le penseur antique, rejeton de famille royale, on le sait, note qu'il s'est senti «contraint» de passer de la politique à la philosophie. K. Papaioannou observe à ce propos que, pour un Grec ancien, la « contrainte » équivalait à la damnation. Mais cela contraste aussi avec le texte bien connu de La République où Socrate, faisant passer la contrainte dans l'autre sens, estime qu'on devrait obliger les sages à s'occuper des affaires de la Cité, même s'ils n'y sont pas portés par leur natur~l. Le naturel philosophique et le naturel politique sont assez complexes pour qu'on songe à équilibrer les deux observations. Mais il est surtout émouvant de songer qu'un philosophe grec moderne pense retrouver, par le biais de la philosophie classique et de la poésie romantique allemandes; le passé antique dont ·il est séparé par l'ère byzantine; c'est un soleil un peu enveloppé dans les brumes de la noire forêt, le soleil des trois compagnons de Tubingue : Holderlin, Schelling, Hegel, poètes, métaphysiciens, théologiens, férus de politique aussi, le derruer surtout. On sait que la vogue de l'hégélianisme en France depuis la Libération ne concerne plus tellement l' Encyclopédiedes sciences philosophiques, c'est-à-dire le système de la maturité, que les écrits précurseurs comme la Phénoménologietle l'Esprit tardivement traduite, mais déjà commentée avant la derruère guerre. C'était la théologie de Hegel, « le Titan de l'esprit humain », qui préoccupait dans la seconde moitié du XIX8 siècle jusqu'à des littérateurs comme Villiers de l'Isle-Adam et Mallarmé. Aujourd'hui, on s'intéresse aux écrits dans lesquels on croit

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