Dix ans après Staline DAMNATIO MEMORI/ri par Wladimir Weidlé LA GLORIFICATION de Staline et l'édification de monuments à sa mémoire ont pris fin. Non seulement on a enlevé sa momie du mausolée, mais ses innombrables statues ont été détruites partout où on les vénérait, sauf en Chine et en Albanie. Le camarade Ulbricht a reçu un ordre; a donné un ordre - et les passants sourient désormais, d'un petit air entendu, à la vue d'une place vide : le lourd monument de Berlin semble n'avoir jamais existé. Le camarade Togliatti a bien dit son embarras à la pensée que la bataille de Stalingrad devrait désormais s'appeler bataille de Volgograd, mais bon gré mal gré il faudra bien obéir. Les peuples se sont détournés du père des peuples, ont détruit ses images et maudissent sa mémoire. Mais ils n'en ont pas reçu la permission d'un coup. Tout d'abord, le grand chef de guerre, le linguiste génial et le bienfaiteur du genre humain s'est éteint au Kremlin, un peu aidé, peut-être, par ses plus proches compagnons d'armes. On l'a pleuré bruyamment, on a solennellement déposé dans le mausolée son cadavre embaumé, on s'est répandu en sanglots et en lamentations. Ensuite, au :xxe Congrès, on l'a découronné, mais seulement en partie : on a commencé à faire disparaître les portraits (et encore, pas partout), mais on a conservé les monuments. Enfin, au XXIIe Congrès, tout a été consommé : on a déclaré que le plus grand des hommes était un monstre, ce qu'il était bien d'ailleurs, et ce que chacun savait. Pour le dixième anniversaire de sa mort, on s'est même décidé, pour la première fois, à publier un récit où l'on montre comment ses fidèles serviteurs torturaient des hommes dans les camps. Mais il a vraiment fallu attendre tout cela bien longtemps. Dans un autre empire, l'Empire romain, une opération de ce genre était plus rondement menée. Suétone raconte en effet qu'en 96 de notre ère, lorsque l'empereurDomitien fut assassiné par des conjurés, les sénateurs, apprenant la mort du tyran abhorré, « manifestèrent la plus grande allégresse : s'empressant d'envahir la curie, ils ne purent s'empêcher de prodiguer au défunt les invectives les plus injurieuses et les plus vioBiblioteca Gino Bianco lentes, d'ordonner même que l'on apportât des échelles pour détacher séance tenante ses écussons et ses portraits, qu'ils firent jeter par terre dans la salle même, enfin de décréter que l'on effacerait partout ses inscriptions et que l'on abolirait complètement sa mémoire ». Tels sont les faits rapportés dans la Vie des douze Césars, et ce n'était pas là un cas isolé. Après la disparition - la plupart du temps par mort violente - des autocrates les plus despotiques et les plus sanguinaires, leurs successeurs - en règle générale instigateurs du meurtre - jugeaient bon parfois d'inviter le Sénat à prononcer une malédiction officielle sur la mémoire du défunt. Cette malédiction, sorte de blâme posthume, était désignée en droit romain sous le terme de damnatio memorù:e; elle s'accompagnait de dispositions pratiques prescrivant d'enlever et de détruire tous les portraits du condamné, et d'effacer son nom des inscriptions de toute nature où il avait été taillé ou gravé du vivant du tyran. Les fondeurs de bronze et les tailleurs de pierre avaient ainsi de l'ouvrage, dont ils s'acquittaient d'ordinaire avec le plus grand soin. Parfois même les monnaies à l'effigie de l'empereur ainsi condamné étaient envoyées à la refonte. Il y a vingt-cinq ans, à Rome, lors des travaux de réfection du célèbre Palazzo della Cancellaria (palais de la Chancellerie papale), on trouva, profondément enfouies dans la terre, deux grandes dalles de marbre brisées en plusieurs morceaux, avec des portraits en relief, finement exécutés, de l'empereur Domitien, de ses proches et des membres de sa famille. On peut les voir aujourd'hui dans la petite cour supérieure du Vatican, à l'endroit où commence la visite des musées. Ces spécimens remarquables de la sculpture romaine avaient été brisés et enterrés après la« condamnation» de la mémoire de l'empereur. Un peu plus d'un siècle après cela furent détruits, pour les mêmes raisons, de nombreux portraits de Caracalla après son assassinat. De son vivant, et sur son ordre, on avait gratté un peu partout (par exemple sur l'arc des Changeurs à Rome) les portraits de son frère Géta, tué par lui, et dont ,
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