K. PAPAIOANNOU - chiffre dérisoire lorsqu'on pense aux 2 millions de tracteurs qui existaient aux U.S.A. en 1943 (3 mj]Jions et demi en 1950). En 1950, l'U.R.S.S. ne disposait que de 564.000 tracteurs, alors que l'agriculture anglaise, dans son espace incomparablement moindre, en avait 300.000. Durant les années 40, l'agriculture anglaise devint la plus mécanisée du monde, avec 190.000 tracteurs en 1943 et 250.000 en 1948, contre 52.000 en 1939 : cette gigantesque révolution technologique ( à superficie égale, l'Angleterre emploie 17 fois plus de tracteurs que !'U.R.S.S.) n'a entraîné aucune conséquence «socialiste» dans l'organisation de la production agricole. S'il faut à tout prix établir une corrélation entre la pseudocollectivisation totalitaire et la mécanisation, il faudrait considérer la « collectivisation » comme un produit et un indice du sous-développement industriel. S'il fut facile de prendre le pouvoir dans la Russie arriérée - ce fut, dit Lénine, «aussi facile que de soulever une plume» (II, 353), - c'est donc, entre autres choses, parce que les 100.000 tracteurs étaient inexistants. Or les mêmes « facteurs négatifs », à savoir le sousdéveloppement économique, politique et culturel, qui avaient coupé l'herbe sous le pied de la démocratie réformiste et dressé les campagnes contre le régime, s'affirmaient derechef infiniment plus redoutables qu'auparavant, et interdisaient au « socialisme», déjà fantomatique dans les villes dépeuplées par la famine, de s'implanter dans les campagnes. Du reste, en 1920 comme en 1923 et en 1928, il ne s'agissait pas d'offrir des tracteurs inexistants, mais d'arriver à fabriquer les produits les plus élémentaires de l'industrie et de les vendre à des prix abordables. Or pourquoi le paysan serait-il entré dans le circuit des échanges lorsqu'il constatait, à la fin de 1923 encore, qu'il fallait vendre un poud de blé (16,38 kg) pour pouvoir acheter deux boîtes d'allumettes ? On peut distinguer trois phases dans le développement de la crise révolutionnaire que créait sournoisement l'absence de liaison organique entre l'industrie et l'agriculture. Le « communisme de guerre » PENDANT la guerre civile, seul l'usage systématique de la contrainte pouvait compenser l'absence des « 100.000 tracteurs », voire la désintégration complète de l'industrie et l'anarchie paysanne. Autrement dit, le ravitaillement des villes et des armées - à quoi se réduisait tout l'effort économique de la République des soviets - fut assuré par les prélèvements autoritaires. Ainsi fut créé un immense appareil bureaucrati~ue, policier et militaire, d'abord afin de réquisitionner le grain et d'arrêter la spéculation et le commerce privé, puis pour surveiller les semailles, la moisson et la livraison des récoltes. Biblioteca Gino Bianco 13 C'était là que se trouvaient, selon Lénine, les « racines économiques » de la nouvelle bureaucratie soviétique (II, 873). En effet, en dehors de ses fonctions purement politiques, administratives et militaires, qui la transformaient chaque jour davantage en une force souveraine aux initiatives envahissantes, la bureaucratie exerçait une fonction économique décisive dans la mesure où elle se faisait valoir comme l'unique agent de liaison entre les villes et les campagnes. La « renaissance partielle du bureaucratisme », dénoncée par Lénine dès 1919, était donc due à des causes économiques directes qui tenaient non seulement à l'échec de la gestion ouvrière et à l'atrophie du contrôle ouvrier dans les usines nationalisées, mais aussi à « l'isolement et à l'éparpillement des petits producteurs, à leur misère, à leur inculture, à l'absence de routes, à l'absence d'échanges entre l'agriculture et l'industrie, au manque de liaison, d'action réciproque entre elles » (ibid.). S'inspirant visiblement de la théorie erronée exposée sommairement par Marx dans Le I8 Brumaire, Lénine tenait la bureaucratie pour une « superstructure basée sur l'éparpillement des petits producteurs» (II, 874) et leur incapacité à s'intégrer au marché national. Le fait est que la bureaucratie s'élevait au-dessus de la société civile dans la mesure où elle se révélait seule force capable de drainer vers les villes le « surproduit » paysan. Et le Parti était tellement habitué à considérer la contrainte administrative comme le seul moyen d'amener le paysan à livrer ses produits que le VIIIe Congrès des soviets adopta en décembre 1920 un plan d'Obolenski visant à contrôler les emblavures d'au moins I 8 millions d'exploitations agricoles. On était si peu enclin à faire confiance à la libre initiative du paysan que Lénine lui-même eut toutes les peines du monde à faire passer un amendement prévoyant l'octroi de primes aux meilleurs cultivateurs... Comme dans les despotismes orientaux, la bureaucratie devenait l'instrument de la dictature de la ville et de l'exploitation des cam• pagnes. Or un appareil tentaculaire capable de prélever sans contr~e une fraction importante du produit de · aines de millions de paysans ne devait-il pas « inévitablement » tendre à devenir «indépendant» et à s'élever au-dessus du prolétariat dont il était censément le « serviteur »? L'Etat ne fut-il pas toujours défini par les marxistes comme « un pouvoir issu de la société qui, de serviteur de cette société, en devient le maître » (Engels) ? Toujours est-il que les paysans répondaient aux réquisitions tout d'abord en cachant le blé et en diminuant les emblavures, ensuite en ~assant à la révolte armée. Près de 10.000 guérilleros paysans avaient participé à la révolte de Tambov, pendant l'été de 1920. Durant les trois premiers mois de 1921, une trentaine de bandes de partisans guerroyaient en Ukraine contre les unités de l'Armée rouge chargées de réquisi·
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