K. PAPAIOANNOU s'enrôlant massivement dans l'Armée rouge (dont ils constituaient la majorité à partir de 1919), en s'acquittant tant bien que mal des livraisons obligatoires, les paysans avaient « sauvé l'Etat » (II, 843). Mais cette gigantesque révolution agraire posait des problèmes politiques, économiques, sociaux que le régime était de plus en plus incapable de résoudre: c'est dans la problématique de la révolution paysanne que nous devons chercher le secret de la contre-révolution totalitaire. Problématique de la victoire paysanne « LA RÉFORME AGRAIRE de Lénine a créé dans les campagnes une nouvelle et puissante catégorie d'ennemis du socialisme, dont la résistance sera beaucoup plus dangereuse et plus opiniâtre que l'était celle de l'aristocratie foncière 6 • » Cette remarque de Rosa Luxembourg inaugurait la longue suite de faux problèmes posés par la révolution russe. Pour commencer, il n'y avait pas de « réforme agraire de Lénine » ; sa formule : « Allez et prenez la terre» ne faisait que consacrer un état de fait indépendant de sa volonté, voire contraire à son programme. Son fameux décret sur la terre n'était que le «cahier paysan» des socialistes-révolutionnaires, ses ennemis traditionnels. Ceux-ci en étaient les auteurs au même titre que du mandat paysan concernant la terre. « Soit !, répondait Lénine. Peu importe qui les a rédigés. Mais, comme gouvernement démocratique, nous ne pouvons passer outre à la décision des masses populaires profondes, fussionsnous en désaccord avec elle (II, 278-79). » « Nous ne réalisons pas le programme bolchéviste, dirat-il quelques jours plus tard. Notre politique agraire est puisée dans les cahiers des paysans 7 • » L'immense révolution paysanne avait balayé le gouvernement Kérenski ; Lénine aurait subi le même sort s'il s'était opposé au partage des terres. Aussi la victoire paysanne était-elle une condition sine qua non du maintien du bolchévisme au pouvoir. Par peur de perdre leurs terres, les paysans aidaient les communistes contre les gardesblancs. Toutefois leur appui était pour le moins précaire, quand il ne se transformait pas en hostilité ouverte. De cette attitude ambivalente, l'indice le plus éloquent est l'énorme pourcentage de paysans parmi les déserteurs de l'Armée rouge. Pendant les huit derniers mois de 1919 il y eut I million et demi de déserteurs : plus de la moitié des effectifs totaux. Le nombre des déserteurs repris en 1919 et 1920 était de 2.846.000 : l'écrasante majorité était constituée par des paysans. Comme sous Kérenski, les paysans-soldats • votaient avec leurs pieds », créant une situation 6. Rosa Luxembourg : La RffJolution rw11, Paris 1937' p. 14. 7. Ciû par B. Souvarine : Stalin,, Paris 1935, p. 195. Titre abr~,~ : S. Biblioteca Gino Bianco 11 à peine moins explosive qu'à la veille du coup d'Etat d'octobre 1917. La fin de la guerre civile ne fit qu'aggraver le trouble. Comme disait Lénine en 1921, « l'armée démobilisée ne trouve pas à s'occuper régulièrement. Voilà pourquoi cette force petite-bourgeoise (sic) devient un élément anarchiste qui traduit ses revendications par des effervescences » (II, 840). C'est pour juguler et neutraliser cette « force petite-bourgeoise » que Trotski conçut en 1920 une des idées les plus extravagantes des temps modernes : résoudre le problème du chômage et de l' « effervescence » par la militarisation du travail et la conversion des formations militaires en « armées du travail ». A l'époque plus stalinien que Staline, Trotski en vint à assortir sa proposition aussi réactionnaire qu'inefficace d'une bien inquiétante apologie du travail servile et de la contrainte totalitaire ... Formellement, Rosa Luxembourg avait raison de dire que le partage des terres avait créé une « nouvelle et puissante catégorie d'ennemis du socialisme ». Tout d'abord, sur le plan politique, le parti bolchévik était presque inexistant dans les campagnes. En 1922, sur une population rurale de 109 millions d'individus, les communistes n'étaient pas plus de 200.000, soit un pour 545 paysans environ. En 1927, dix ans après la révolution, ils n'étaient encore que 307.000 pour une masse de 120 millions d'âmes, soit un membre du Parti pour 400 paysans. En outre, ces communistes au village étaient pour la plupart des fonctionnaires n'ayant que des rapports très lointains avec le travail de la terre. Du point de vue doctrinal, ensuite, il est plus que certain que le partage des terres n'avait rien de commun avec le socialisme. Comme disait Rosa Luxembourg, la généralisation de la petite et moyenne propriété paysanne «non seulement n'est pas une mesure socialiste, mais elle barre la route qui y mène et accumule devant la transformation socialiste de l'agriculture des difficultés insurmontables » (op. cit., p. 13). En réalité, il était exclu qu'il pût être question de «transformation socialiste de l'agriculture» dans un pays où l'écrasante majorité des paysans employaient encore la charrue de bois et où l'économie industrielle était réduite à sa plus simple expression par l'épuisement des matières premières, la paralysie des transports, l'effondrement de la monnaie, etc. Dans ces conditions, il était aussi absurde d'évoquer les problèmes de la « socialisation de la terre» que de redouter le retour du « capitalisme ». Si le «socialisme» était devenu une question purement académique, idéologique au sens le plus péjoratif du terme, le <c capitalisme » se trouvait réduit, lui aussi, à un pur flatus vocis, sans aucun rapport avec la réalité. Nous faisons allusion à la célèbre théorie de Lénine selon laquelle « la petite production engendre le capitalisme et la bourgeoisie continuellement, chaque jour, chaque heure, sponta- ,
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