Le Contrat Social - anno VII - n. 1 - gen.-feb. 1963

revue kistorique et critique Jes /aits et Jes iJées - bimestrielle - JANV.-FÉV. 1963 MICHEL COLLINET .... . B. SOUVARINE ......... . I. PAPAIOANNOU ..... . N. V ALENTINOV ....... . Vol. VII, N° 1 La fonction syndicale La discorde chez l'ennemi La prolétarisation des paysans (1) Le communisme de droite et l'agriculture DIX ANS APRÈS STALINE WLADIMIR WEIDLÉ ..... . « Damnatio memoriae » La peine de mort en U.R.S.S. La terreur en U.R.S.S. La trahison des clercs QUELQUES LIVRES (.,'omptesrendus par Louis RouGIER,YVES LÉVY, AIMÉ PATRI Correspondance INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS Biblioteca Gino Bianco .,

• Au sommaire des derniers numéros du CONTRAT SOCIAL MAI-JUIN 1962 B. Souvari ne le communisme et l'histoire Merle Fainsod Conditionde l'historien soviétique Michel Collinet L'homme de la nature ou la nature de l'homme Léon Emery le « Contrat social » et la genèse des cités z. Jedryka Rousseau et la dialectique de la liberté Robert Derathé Rousseau et le problème de la monarchie Yves Lévy Machiavel et Rousseau Chronique Volgograd SEPT.-OCT.1962 ·a. Souvarine Le rêve communiste et la réalité Sidney Hook Marx et l'aliénation Valentin Chu Les affameurs S. Strannik Les revenants et les autres Norman Cohn Permanencedes millénarismes Michel Collinet Joachimde Flore et le Troisième Age * LOUIS BLANC LA PRÉSIDENCE T LE SUFFRAGEUNIVERSEL JUILLET-AOUT 1962 B. Souvarlne Les clairs-obscursdu n~o-stalinlsme Léon Emery L'Europe et l'Union soviétique Ch. Bird L'africanisme en U.R.S.S. L. Pistrak L'Afrique vue de Moscou Maximilien Rubel Le concept de démocratie chez Marx E. Delimars Staline, « génie militaire » Lucien Laurat Qui l'emportera ? Documents La décapitation de l' Arm6e rouie · NOV.-DËC. 1962 B. Souvarlne Idéologieet phraséologie Michel Massenet La Constitutionaprès la réforme N. Valentinov Boukharine,sa doctrine, son «école» Simone Pétrement Rousseau et la liberté Bertrand de Jouvenel Formesde gouvernement chez Rousseau Léon Emery L'«Emile» et l'homme moderne z. Jedryka Du gouvernementde la liberté selon Rousseau Lucien Lourai KarlRenner et la socialisation C. nwm6r01 sont en vente à l'adl'Alnlstratlon de I« revue, 165, rue de l'Uaivenlt6, Parla 7• Le Hmwo: 3 F Bib·lioteca G"no Bianco

kCOMBili rnue l,istori4ue et critÙ/HeJes /11its et Jes iJùs JANV.-FéV. 1963 VOL. VII, N° 1 SOMMAIRE Page Michel Collinet . . . . . . LA FONCTION SYNDICALE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 B. Souvarine . . . . . . . . LA DISCORDE CHEZ L'ENNEMI . . . . . . . . . . . . . . . 7 K. Papaioannou . . . . . LA PROLÉTARISATION DES PAYSANS (1) . . . . . . 9 N. Valentinov . . . . . . . LE COMMUNISME DE DROITE ET L'AGRICULTURE 17 ( Di.x ans après Staline Wladimir Weidlé . . . . DAMNAT/OMEMORIIE. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27 LA PEINE DE MORT EN U.R.S.S. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29 LA TERREUR EN U.R.S.S. . ............. , . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37 LA TRAHISON DES CLERCS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43 Quelques livres Louis Rougier . . . . . . . HISTOIREDE LA CIVILISATIONDE L'ÉGYPTEANCIENNE, de JACQUES PIRENNE ................................ . 57 Yves Lévy . . . . . . . . . . . L'ŒUF DE WYASMA, de LOUIS de VILLEFOSSE . . . . . . . . . . 60 Almé Patri . . . . . . . . . . HEGEL, de KOSTAS PAPAIOANNOU • • . . . . . . . . . . . . . . . • 62 CRITICA DELLA DEMOCRAZIA, d'UGO SPIRITO........... 64 • Correspondance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65 Livres reçus Biblioteca Gino Bianco , r

,. DERNIERS OUVRAGES DE NOS,~COLLABORATEURS .) . Maxime Leroy : Histoire des idées sociales en France T. I. - De Montesquieu d Robespierre - T. Il. - De Babeuf d Tocqueville T. Ill. - D'Auguste Comte d Proudhon Paris, Librairie Gallimard. 1946-1950-1954. Léon Emery: Civilisations. Essais d'histoire générale Joseph Malègue, romancier inactuel Lyon, Les Cahiers libres, 3, rue Marius-Audin. Raymond Aron : Dimensions de la conscience historique Paris, Librairie Pion. 1961. Dix-h_uit leçons sur la société industrielle Paris, Librairie Gallimard. 1962. Théodore Ruyssen : Les Sources doctrinales de l'internationalisme T. I. - Des origines d la paix de Westphalie T. Il. - De la paix de Westphalie à la Révolutionfrançaise T. Ill. - De la Révolutionfrançaise au milieu du X/Xe siècle Paris, Presses Universitaires de France. 195'4-1958-1961. Lucien Lau,rat : Problèmes actuels du socialisme Paris, Les lies d'Or. 1957. Michel Collinet : Du bolchévisme - · ÉVOLUTION ET VARIATIONS· DU MAR>GISME-LÉNINISME Paris, Le Livre contemporain. 1957. Paul Barton : L'Institution concentrationnaire en Russie (1930-1957) l. Paris, Librairie Pion. 1959. Kostas Papaioannou: hlegef PRÉSENTATION, CHOIX DE TEXTES Paris, Éditions Seghers. 1962. ~ .Biblioteca Gino Bianco ' . • Î

revut l,istorique et critique Jes faits tt Jes iJles Janv.-Fév. 1963 Vol. VII, N° 1 LA FONCTION SYNDICALE par Michel Collinet QUAND on observe le syndicalisme des démocraties industrielles, on est frappé de la similitude des fins qu'il poursuit et des moyens dont il use. Améliorer les conditions de vie des classes salariées, c'est augmenter leur salaire réel, réduire la durée du travail, allonger celle des congés payés, empêcher les «cadences infernales », instituer ou perfectionner les systèmes d'assurances contre le chômage, la maladie, les accidents et la vieillesse. Si la grève reste le moyen suprême, plus efficace par les menaces qu'elle implique que par ses effets généralement ruineux pour les parties en cause, le moyen universel est l'obtention de conventions collectives directement négociées avec les dirigeants de l'industrie en vue d'une coexistence limitée dans le temps et l'espace entre travail et capital. Il faut ajouter ces éléments encore précaires d'une démocratie économique qui reste à définir et à édifier : les délégations d'atelier et les comités d'entreprise. Leur caractéristique est de «court-circuiter» les échelons hiérarchisés entre la direction et l'exécution et ainsi de limiter les contraintes, d'autant plus lourdes qu'elles sont généralement anonymes, qui pèsent sur le travailleur. Au niveau des branches d'industrie ou des centres de coordination interindustriels, propres aux économies planifiées, le syndicalisme pratique une politique de présence dans des commissions paritaires ou tripartites ; il n'y jouit généralement pas d'un pouvoir de décision, mais d'une possibilité de discussion et de consultation où sont confrontées les intentions de l'Etat, des chefs d'industrie et des salariés. Les syndicats ne sont donc nullement gestionnaires ; quelles que soient leurs manières d'agir, qu'ils participent ou non Biblioteca Gino Bianco à des conseils consultatifs, ils n'en restent pas moins une force de «contestation », ou, si 1on préfère, une force de protection du travailleur face aux contr~intes étatiques ou industrielles. Telle nous paraît être l'essence du syndicalisme, sa raison d'être, hors de quoi il n'est qu'une machine administrative plus apte à opprimer qu'à libérer : à preuve les pseudo-syndicats en régime communiste, dont le rôle n'est pas de défendre les salariés contre l'appareil étatique, mais au contraire de les obliger à exécuter les décisions dudit appareil. Lorsque la Charte d'Amiens, texte vénérable du syndicalisme français, en venait à souhaiter qu'après la Révolution le syndicat gère la production et la distribution, elle admettait implicitement qu'avec l'abolition du capitalisme privé le travailleur n'aurait plus besoin de protection, car, participant à une sorte d'auto-administration, il en serait devenu à la fois le dirigeant et l'exécutant... A la même époque, cette idée d'un syndicalisme gestionnaire était reprise par G. H. Cole, A. R. Orage et S. G. Hobson, dissidents de la société fabienne et fondateurs du Guild Socialism : pour eux, la production en régime socialiste devait être l'affaire exclusive des fédérations syndicales. Mais Sidney Webb leur répliquait à juste titre : (< Du jour où le syndicat national des mineurs prendra en main l'exploitation de tous les charbonnages d'Angleterre, il cessera de toute nécessité de remplir le rôle qui consiste à défendre les intérêts ouvriers vis-à-vis des dirigeants de l'exploitation 1 • » L'autoadministration n'est possible que dans de petites 1. Bxame,cd, la doctrin, syndicaliste, 1913, r r

communautés de type familial ; elle est utopique · dans une société industrielle où la division du travail ne permet pas, en général, le cumul des fonctions de direction et d'exécution. Devenu président de la Fabian Society, G. H. Cole a renoncé en 1950 à l'idée que les Trade-Unions gèrent les industries nationalisées : revenant aux principes de Sidney Webb, il a admis que les Trade-Unions ne pouvaient servir deux maîtres à la fois, l'Etat et le personnel. Que les syndicats soient liés organiquement à des partis socialistes, comme dans les pays scandinaves, en Autriche ou en Grande-Bretagne, ou qu'ils soient étrangers à toute doctrine socialiste, comme aux Etats-Unis, rien n'est moins idéologique que la pratique syndicale dans les nations industrielles d'aujourd'hui. Si l'on entend par idéologie la mise en forme cohérente d'un système social supposé capable de répondre à tous les besoins de l'homme moderne, ou encore d'intégrer cet homme dans une perspective historique d'émancipation, les syndicats lui préfèrent une vue empiriste des difficultés à résoudre et des solutions immédiates. Ils se préoccupent avant tout de vivre dans le présent et n'envisagent l'avenir que comme un dépassement du présent, non comme son annulation. En cela, le syndicalisme moderne diffère entièrement des mouvements révolutionnaires du siècle dernier, lesquels puisaient leur dynamisme dans le caractère exogène du prolétariat d'alors, politiquement èt économiquement exclu de la société. L'avenir était ainsi pour lui une page blanche sur laquelle chacun pouvait donner une forme à ses espérances : sauf pour "certainescorporations fermées d'ouvriers qualifiés, la société était suffisamment intolérable pour qu'un groupement aspirant à représenter la classe ouvrière tout entière se justifiât par son eschatologie, autant sinon plus que par son activité immédiate. Dans les démocraties industrielles, l'intégration croissante des salariés à la vie politique et économique a modifié de fond en comble les programmes et perspectives du mouvement ouvrier. Le jeu des protections . légales et des conventions collectives fait que tout progrès s'y exprjme par degrés ; l'équilibre des forces sociales est tel que, sauf en . de rares occasions, il se maintient dans une lente évolution. C'est assurément à cette condition que la liberté peut se conserver. Aujourd'hui, la défense des droits ouvriers a lieu à l'intérieur du corps social, non à l'extérieur, comme au siècle dernier. L. A SOURCECOMMUNE des syndicalismes, et sans doute la raison de leur actuelle convergence de buts et de moyens, se trouve dans l'idée dominante du siècle où ils sont nés : le travail comme source de toute morale et de toute dignité humaine, le travail que Proudhon oppose à la guerre et qui déjà au Moyen Age faisait se heurter Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL les corporations urbaines et la fèodalité militaire. Le travail est « une extension et une perpétuation de l'être par son action sur la nature » 2 • Il témoigne des « capacités » dont les saint-simoniens voulaient faire le fondement de la hiérarchie sociale. Mais le travail porte en lui une malédiction : s'il confère au travailleur wie moralité et une humanité que l'oisiveté ou les richesses ignorent, il ne· lui permet pas de vivre selon cette moralité et cette humanité. Nouveau Christ collectif, le prolétariat souffrant, en qui se rejoignent les vertus humaines les plus hautes, finira par triompher ... Mais le travail ainsi envisagé comme source d'une religion nouvelle ne constitue ce prolongement de l'être que si les possibilités de l'homme s'expriment en lui: il suppose un métier qualifié, le vieil idéal des artisans médiévaux ; il est incompatible avec le travail parcellaire et mécanique qui est déjà celui des manufactures et des fabriques. La défense du métier est donc la tâche fondamentale des organisations ouvrières du xixe siècle. En le protégeant contre tout ce qui peut le dégrader, les syndicats n'obéissent pas seulement à une tradition corporative ou compagnonnique, mais aussi à une nécessité de fait. Le niveau des salaires ne peut être maintenu que si chaque corps de métier résiste à la concurrence des couches nouvelles, avides d'emploi, qui affluent dans les villes et bénéficient dans certaines branches, comme le textile, de la pulvérisation des tâches n'exigeant ni apprentissage ni capacité. Le syndicat, formé par les ouvriers qualifiés, se ferme aux nouveaux venus. Loin de chercher à recruter, il multiplie les barrières, maintient ou retrouve un rituel initiatique, vise à perfectionner les privilèges et règlements de la profession, contrôle l'embauche, etc. Comme ces villes .médiévales qui se fortifiaient pour résister aux ambitions seigneuriales et aux Grandes Compagnies, les syndicats de métiers se défendent contre le prolétariat nomade, s'abstiennent, sinon à l'intérieur du métier, de pratiquer la solidarité dans la misère. Tel est le comportement des Trade-Unions britanniques après les expériences malheureuses. du chartisme et surtout de la Grand Consolidated · Trades·Union de Doherty et Robert Owen (1833), ouverte à tous les travailleurs et qui ne survécut pas à l'extension du chômage en 1836. Tel est aussi celui des syndicats américains qui devaient donner naissance à l' American Federation of Labor en I 886, et qui furent accusés, non sans raison, d'égoïsme et de trahison envers la solidarité ouvrière. La morale du travail et la défense du travail s'opposent alors, la première embrassant le genre humain, la seconde se limitant aux frontières' de la profession. L'antithèse de ces syndicats existe dans les Knights of Labor, vaste organisation qui, dans les années 80, renouvelle aux Etats-Unis les espoirs de la Grand Consoli2. De la Justici dans la Rfvolution et dmu l' 1!.glu1.

M. COLL/NET dated Trades Union: elle s'efforce de grouper la totalité des travailleurs, y compris les manœuvres et les petits paysans, et meurt de cette prétention à l'uruversalité. Une organisation a d'autant plus besoin d'une stabilité démographique qu'elle est plus ouverte aux influences extérieures : les « chevaliers du travail » sont les victimes des flux et reflux migratoires qui transforment un pays presque désert de cultivateurs et d'éleveurs en une gigantesque puissance industrielle. Entre la misère et l'évasion, il n'y a pas place pour une solide confédération syndicale. Les syndicats professionnels ne peuvent vivre et se consolider que dans l'hypothèse où les métiers ne sont pas eux-mêmes trop boulevèrsés par les mutations techniques. On sait en quel mépris Lénine tenait l'activité et l'esprit « trade-unionistes » des syndicats anglosaxons, représentatifs à ses yeux d'une aristocratie d'ouvriers qualifiés se situant au-dessus de la masse prolétarienne. S'inspirant de Kautsky, il en concluait que la conscience révolutionnaire ne pouvait être apportée à la classe ouvrière que par les intellectuels. Or, en ce début du :xxe siècle, l'existence .de la C.G.T. française témoignait que des ouvriers, en immense majorité qualifiés, faisaient preuve d'un esprit révolutionnaire étranger et même hostile au socialisme des intellectuels et des politiques. Non seulement elle rejetait tout égoïsme corporatif, mais encore elle se définissait comme courant révolutionnaire original. Au xxxe siècle, les ouvriers français, même les mieux payés, avaient montré qu'ils savaient se battre pour les libertés politiques et le droit au travail. C'est cette élite ouvrière, peu modifiée par l'évolution assez lente des structures techniques, que l'on retrouvait dans les syndicats et fédérations de métiers appartenant à la C.G.T. La morale du travail s'y alliait à un comportement révolutionnaire s'exprimant par la formule fameuse du « refus de parvenir » dans la société bourgeoise de l'époque, identifiée d'une manière très schématique avec le régime démocratique et parlementaire. A un congrès de la C.G.T., en 1908, un délégué faisait de la capacité professionnelle le fondement éthique de la révolution sociale : « Qu'est-ce qui donne à l'ouvrier sa valeur sociale dans l'état économique actuel ? Je dis: c'est sa valeur professionnelle, et lorsqu'on parle d'organisation, il ne faudrait pas oublier cela. Nier la valeur professionnelle de l'ouvrier, c'est, ni plus ni moins, donner des circonstances atténuantes à l'exploitation capitaliste. » Ainsi, l'exploitation des travailleurs était d'abord celle de leurs connaissances. Par ailleurs, les syndicats faisaient du métier la base permettant de « revendiquer hautement son droit à la vie par le travail"· Le métier se substituait à la propriété comme fondement d'une nouvelle Déclaration des droits, cette fois des droits ouvriers. On voit à 9ucl point pareil syndicalisme peut, dans ses considérations éthiques, demeurer étranger aux ouvriers non qualifiés. Convaincu qu'il Biblioteca Gino Bianco 3 réunit une élite ouvrière, il se définit non comme un syndicalisme de masse, mais comme une « minorité agissante » destinée à conduire la classe ouvrière à la Révolution. Organisation de combat, il pratique la grève et la lutte de classes, mais fort peu la solidarité matérielle parmi ses membres. Contrairement à ses puissants voisins de Belgique ou d'Allemagne, il néglige les formes d'entraide qui stimulent le recrutement. De là, avec le mépris du fonctionnaire ouvrier, une faiblesse de structure administrative et une mobilité des cadres qui peut justifier le « refus de parvenir», mais qui a permis, après la première guerre mondiale, en raison de l'influence révolutionnaire, une pénétration des organisations par l'appareil du parti communiste. A la théorie des « minorités agissantes» intérieures aux syndicats, le P.C. a substitué la théorie et la pratique des syndicats dirigés de l'extérieur - par lui-- même. Cependant, les fédérations et syndicats de métiers devaient, dès avant 1914, à travers bien des vicissitudes 3 , céder la place aux fédérations et syndicats d'industrie. Ouverts à tous les ouvriers, qualifiés ou non, ces syndicats resteront des cadres presque vides jusqu'en 1936, à de rares exceptions près. En dépit de cette structure syndicale, l'apparition, au début du siècle, d'une nouvelle classe de manœuvres spécialisés sans formation professionnelle (nommés « ouvriers spécialisés» dans la terminologie officielle) a provoqué une crise grave dans les syndicats. Parlant de ces manœuvres qu'il qualifiait d' « hommes-outils », Merrheim ne cachait pas son inquiétude sur l'avenir du· syndicalisme tel qu'on le concevait dans l'ancienne C.G.T. : il les jugeait « des bras sans cerveaux et des automates de chair » inaptes à toute compréhension syndicale'· Merrheim exagérait, mais sa brutalité signifiait que le syndicalisme pénétré des coutumes professionnelles héritées du siècle précédent était mort. * • • LE SYNDICALISMB moderne s'est adapté aux nouvelles conditions que le travail rationalisé a faites aux ouvriers : il a forgé des syndicats d'industries et recruté des manœuvres spécialisés. La Grande-Bretagne, la première, créa des unions de manœuvres, les Allemands en recrutèrent en 1920, et la C.G.T. en 1936. Pendant le New Deal, les Américains fondèrent le C.I.O. et ses syndicats massifs. Le syndicalisme était, pour les ouvriers professionnels, une extension naturelle de la solidarit~ corporative. Pour les manœuvres spécialisés, sans racine dans leur travail et inditfércnts à sa 3, Cf. notre Esprit du sy,tdicali1ru. Paria 1952. 4. Vi, ouvriir,, s mua 1913.

4 signification, le syndicalisme offre une compen- .sation morale et sociale, ou plutôt pourrait en offrir une si, délivrés d'une tâche mécanisée, ils y trouvaient liberté, initiative et responsabilité. Pourtant on peut douter qu'il en soit ainsi. Aux Etats-Unis, les effectifs se maintiennent grâce à l'Union Shop, système d'adhésion obligatoire ; en Belgique, en Suède ou en Allemagne, par des mutuelles et des coopératives. En France comme ailleurs, le syndiçat est trop souvent considéré comme une simple société protectrice : on vote pour lui suivant les tendances politiques, on approuve au besoin les conventions qu'il signe, mais on n'y adhère pas, ou si l'on y adhère, on n'y participe pas. Le double mécanisme des conventions, avec leurs avantages réguliers, et de la législation sociale, n'incite pas à une adhésion qui, si elle était active, signifierait des « corvées » dont l'ouvrier moyen s'éloigne, plus préoccupé de ses loisirs que d'un militantisme souvent fastidieux, toujours fatigant. Néanmoins, le syndicalisme français, malgré l'absence d'unité et la politisation de la C.G.T., conserve un prestige généralement perdu par les partis politiques, comme le prouvent les élections sociales. Le syndicalisme a subi des évolutions parallèles dans les différents pays. Ses attitudes premières ont perdu leur signification depuis que le «job» a remplacé le métier, mais son importance fonc,.. tionnelle a grandi dans des sociétés où le salariat englobe les deux tiers ou les trois quarts de la population active. Son rôle protecteur est d'autant moins contestable que tout homme est aujourd'hui intégré dans qne économie hiérarchisée où sa liberté est limitée et ses moyens de défense personnels inexistants. Dans le système vertical, formé d'échelons successifs, qui est la règle commune dans l'économie, toute tâche organisée est soumise à ce qu'on appelle le poids des choses, autant qu'à un mécanisme indéréglable des relations humaines. A ce mécanisme, l'action syndicale apporte une sérieuse atténuation, en permettant, au besoin en organisant, la contestation des décisions venues d'en haut. Dans la hiérarchie industrielle, l'homme n'est qu'un moyen adapté à sa fonction. Le syndicat, en limitant la fonction, a revalorisé le moyen. Il a permis à l'homme de ne pas être exclusivement un élément fonctionnel, et d'accéder ainsi à une liberté que la dure contrainte du travail organisé rendait illusoire. Les accords contractuels modifient dans un sens libéral la subordination de l'inférieur au supérieur, de règle dans la société militaire. Hors de l'entreprise, le syndicat constitue une force sociale qui peut tenir en balance les autres forces, voire l'Etat lui-même ; il permet à la société de n'être pas réduite à une situation passive, à condition toutefois qu'il puisse agir dans un climat démocratique. Ce n'est pas par hasard que fascistes et communistes ont détruit ou asservi les syndicats dans leur volonté de soumettre sans recours possible la société à B·iblioteca Gino. Bianco LE CONTRAT SOCIAL l'appareil de l'Etat ou du Parti. L'existence d'un syndicalisme indépendant, c'est-à-dire se manifestant comme force sociale autonome, joue dans les démocraties industrielles un rôle analogue à celui que la Déclaration des droits assignait à la propriété individuelle : elle empêche l'homme d'être un simple instrument entre les mains des puissances économique ou étatique. * ,,. . St L'INDÉPBNDANC! vi&-à-vis de l'Etat et du patronat est une condition nécessaire à l'existence d'un syndicalisme libre, il n'en va pas de même de l'indépendance vis-à-vis des partis politiques, préconisée par la Charte d'Amiens. En ce domaine, les situations les plus diverses existent dans les démocraties industrielles. Chacune reflète les circonstances politiques particulières dans lesquelles se sont constituées les organisations ouvrières, souvent sans rapport avec l'évolution industrielle. En France, la IIe République, issue du suffrage universel, confirma l'interdiction des coalitions, qui furent autorisées sous le Second Empire. En Grande-Bretagne, au contraire, le suffrage universel fut octroyé quarante ans après la liberté des coalitions et des syndicats. Les Belges, de leur côté, obtinrent le suffrage universel cinquante ans après le droit de coalition et quatre-vingtdix ans après les libertés d'association. A la même époque, Bismarck abolit les corporations et accorda simultanément suffrage universel, droit syndical et droit de coalition. Inutile de poursuivre l'énumération pour montrer la diversité des situations politiques et économiques au milieu desquelles ont grandi les syndicalismes. De là la variété des rapports entre syndicats et partis. Le parti travailliste a été fondé par les syndicats au début du siècle pour s'opposer aux tribunaux trop enclins à distribuer des amendes : à l'origine, le parti devait protéger les caisses syndicales. C'est dans le dessein très précis d'obtenir le suffrage universel que les associations ouvrières . de Belgique fondèrent _le parti ouvrier belge en 1886, alors que la croyance en l'efficacité de cette arme était déjà fortement ébranlée chez les ouvriers français. Malgré leur grande indépendance, les centrales syndicales belges acceptèrent d'être coordonnées par la Commission syndicale du P.O.B. ; depuis 1945 cependant, elles ont rompu leur lien administratif avec le parti. Pendant les six années de gouvernement travailliste, les Trade-Unions s'effacèrent d'autant plus aisément que fut maintenue la réglementation de guerre concernant l'arbitrage obligatoire. Les grèv~, dans les docks, les transports et les chemins de fer, furent désapprouvées par l'appareil des Trade-Unions, qaj participe paritai-. rement à wie multitude de · comités industriels consultatifs. De nombreux leaders syndicalistes

M. COLLINET siègent comme députés travaillistes aux Com- ~un~s, mais s~s être mandatés par leurs orgarusattons syndicales. Il semble que celles-ci se ~tentent, sur le plan purement politique, de Jouer les masses de manœuvre aux mains des groupes intellectuels qui se èisputent la direction du parti. Le syndica~sme _suéd?is, à l'instar des Belges, fonda le parti social-democrate dans le dessein initial d'obtenir le suffrage universel. Malgré la présence au gouvernement du parti social-démocrate pendant trente années, le syndicalisme ne s'est pas intégré à l'Etat, ne réclamant de celui-ci qu'~e attitude libérale ·pour créer le réseau de relations contractuelles entre syndicats ouvriers c~ pa~onau._xqui est, s~mble-t-il, le plus perfectionne ~ ~e J~ur. Ce droit contractuel, indépendant de la legislatton, correspond davantage à la vision de Proudhon qu'à celle du marxisme allemand dont se réclament traditionnellement les socialistes suédois. Le syndicalisme allemand fut, jusqu'à l'avènement de Hitler, l'antithèse des précédents. Chaque parti_socialiste ou bourgeois eut sa propre centrale ouvrière. Lassalle préférait aux syndicats l'action politique et un mouvement coopératif financé p~r l'Etat. La soci~l-démocratie qui vint après lw, tout en les creant, ne leur portait qu'une estime modérée. Au congrès de Cologne (1893), Bebel niait tout avenir au syndicalisme : « Chaque extension des attributions de l'Etat, disait-il, rétrécit davantage encore le champ de l'activité syndicale. » Il citait en exemple les assurances sociales gérées par l'Etat et ajoutait qu'avec la concentration capitaliste du type Krupp, « c'en est . ~ait du mouvement syndical ; alors la lutte politique est seule encore efficace » 6 • Contrairement aux prévisions de Bebel, le syndicalisme a~emand fut vers 1920 le plus puissant du monde. Disparu sous Hitler, il s'est reconstitué dans la République fédérale, sans lien organique avec la S.D., et il a montré, en ce qui concerne les problèmes politiques européens, qu'il en était complètement indépendant. L'évolution française a été très différente de celle de ses voisins. Elle tient davantage aux expériences politiques nationales qu'à l'essence d'un syndicalisme indépendant. Contrairement à l'ancien trade-unionisme britannique et aux syndicats américains qui n'ont pas de vocation politique originale, le syndicalisme français, dans son ensemble, s'est proclamé une force politique, bien qu'il se veuille « antiparti », suivant une expression à la mode... Né d'une réaction contre les prétentions du parti guescliste à régenter le mo11:vementouvrier? alim_entépar l'antiparlementansme des anarchistes, il s'est trouvé fortifié dans ses convictions libertaires et révolution• naires par la division des partis et des sectes socialistes. Guesdistes, jauressistes, blanquistcs, .s. Cit~ par Edgard Milhaud La Dbnocrati, 111Citllu1, allm,ande, Paris 1903. Biblioteca Gino Bianco 5 allemanistes, possibilistcs, sans parler d'autres dissidences, s'opposaient leurs vérités particulières et définitives. On comprend mieux l'attitude des syndicalistes en relisant ce que Vandervelde disait de ces querelles : « Il est navrant d'entendre au milieu de quelles embuscades, chausse-trapes et guérillas de toute espèce, vivent les socialistes fran~ais. (...). Il ne faudrait pas deux mois pour qu~ J'_endev~enn~enragé. Il faut aussi que l'idée socialiste soit bien forte pour faire sa trouée malg~é tout et progresser aussi rapidement qu'elle le. fait en France 8 • » L'unité socialiste de 1905 agtt en sens contraire, réveillant les appréhensions ai:itérieures ,conc~rnant les intentions du guesdisme et determmant l'adoption par la C.G.T. de la Charte d'Amiens. L'expérience passée de la C.G.T.U., et prés~nte de la C.G.T., dominée par le parti communiste, n'ont pu que consolider la volonté d'indépendance des syndicalistes libres. Dans l'état actuel des partis démocratiques, on voit mal ce qui pourrait pousser le syndicalisme libre à se lier organiquement à l'un d'eux. Etant donné les divisions syndicales et les faiblesses de chaque centrale, la création d'un parti émanant de l'une d'elles, c'est-à-dire un parti travailliste au sens propre et historique du mot, provoquerait non une réunification, mais un nouvel éclatement des syndicats. Il a fallu, en Grande-Bretagne, le monopole de fait des Trade-Unions et, paradoxalement, leur relative indifférence aux idées P?litiques dont l'expression ne le.s touchait pas directement, pour amener la création du Labour Party. Ces conditions ne sont nullement réalisées en France, malgré l'apolitisme apparent, mais peut-être provisoire, de l'opinion. En outre, le Trade Union Congress a réussi à ne pas être confondu avec le Labour Party sous le gouvernement conservateur. Malgré la participation des Unions au parti, il a conservé une liberté d'action qui témoigne de la souplesse des habitudes politiques anglaises. EN FRANCE,il a été question d'un Sénat ob siégeraient les représentants de syndicats ouvriers à ~ôté d'autres groupe~ents économiques ou sociaux. Cette constellatton de forces, parfois antagoniques, est possible dans une assemblée co~ultat~ve comme le ~nseil économique et social, ou les groupes socio-professionnels peuve~t en principe manifester leur opinion sur des suJ~ts les concernant. Mais une répartition arbitraire des mandats entre ces groupes devient inacceptable lorsqu'il s'agit, non plus de sondages, mais de délibérations dans une assemblée légiférante. Le Sénat politique, qui, en définitive tient son pouvoir des citoyens égaux en droits: 6. Souomir, d'urt militt1111 ,odalut,, p. 1oe- ,

6 - a une compétence universelle; un Sénat économique devrait, par définition, ne légiférer que dans son domaine propre. Mais comment limiter celui-ci alors que toutes les activités interfèrent et que la politique extérieure, par exemple, a ses incidences sur le niveau de vie de la population ? Les syndicats ne seraient alors que de nouveaux partis politiques, aussi divisés que ceux-ci, obligés de prendre position sur les problèmes les plus divers de la vie nationale. Or les syndicats n'ont pas de vie propre s'ils se contentent d'exprimer des idées ou de faire des projets à l'échelle nationale ou internationale ; ils n'existent que s'ils plongent leurs racines dans la vie quotidienne des travailleurs, s'ils protègent l'homme fonctionnel des pouvoirs concrets et des mécanismes abstraits, en un mot s'ils per- • ( Biblioteca Gino -Bianco LE CONTRAT SOCIAL mettent à l'homme d'exister et à sa raison de se manifester, au besoin contre la raison d'Etat. Ils expriment donc pour leur part la réalité d'une société qui ne veut pas être broyée par les appareils politique et économique qu'elle engendre. Cela suffit à montrer la différenceentre le pouvoir législatif et la fonction syndicale, quels que soient les liens pratiques noués entre celle-ci et certains partis politiques. On comprend l'hostilité marquée par Force Ouvrière à toute intégration dans l'Etat. C'est la raison d'être historique du syndicalisme qu'elle défend, et, avec elle, la possibilité pour la société de ne pas être à la longue étranglée, sous prétexte de technicité, dans un monde de cauchemar. MICHEL Ü>LLINBT • 0 ,

LA DISCORDE CHEZ L'ENNEMI par B. Souvarine LE VERBIAGE qui couvre depuis peu des pages entières de la Pravda et du Quotidiendu Peuple pour obscurcir le sens réel de la discorde dans le monde pseuao-communiste ne laisse encore prévoir aucune issue de cette <« épreuve de patience, d'endurance et d'usure (...) qui .se livre entre les épigones de Staline, blancs ou Jaunes». Les disputeurs ne font que répéter et délayer leurs mornes formules, déjà maintes fois citées ici même, et la quantité logomachique ne se transforme pas en qualité idéologique. Les uns et les autres se réclament de la coexistence pacifique, c'est-à-dire ne vont pas se frotter à la puissance américaine. Ils s'entraccusent réciproquement de dogmatisme et de révisionnfame avec une égale mauvaise foi, car si déviations il y a par rapport à une doctrine parfaite que pers?nne ne possède, ils en sont également et respectivement coupables. En effet, les uns et les autres se montrent dogmatiques en récitant de vieilles formules copiées dans Marx ou dans Lénine, et ils s'avèrent révisionnistes chaque fois que la nécessité leur impose de. contredire la théorie par la pratique. On pourrait dresser un riche catalogue de leurs positions dogmatiques et de leurs contradictions révisionnistes. Il ne s'agit donc pas d'idéologie, mais d'hégémonie, et non pas de principes, mais comme l'avoue maintenant la Pravda, de « subjectivisme », terme de courtoisie pour épargner à Mao l'épithète de mégalomane. Tout homme qui pense révise sa pensée. Tout politicien, soviétique ou chinois, professant le dogme du «marxisme-léninisme», devient révisionniste sous la pression des circonstances. L'article Khrouchtchev révisionniste, paru dans la présente revue (n° de juillet 1960), anticipait sur les récentes polémiques de Pékin, mais ce qui était plutôt compliment ici apparaît injurieux dans ta « querelle de famille». Quant à Mao, si ses bonds en arrière ne sont pas du révisionnisme après son « bond en avant >>, les mots n'ont décidément aucun sens. Depuis quarante-cinq ans, Biblioteca Gino Bianco il a été surabondamment prouvé que le léninisme était une révision du marxisme. Depuis dix ans, les dirigeants soviétiques prouvent que le stalinisme était une révision du léninisme. De nos jours la logomachie soviéto-chinoise a le mérite de démontrer que le «marxisme-léninisme» n'est qu'un salmigondis dogmatico-révisionniste. La théorie du « conflit idéologique » entre · Moscou et Pékin tend à imaginer deux doctrines distinctes pour les opposer l'une à l'autre, l'une assurant la paix, l'autre provoquant la guerre, l'une qui s'accommode du capitalisme, l'autre qui prétend le liquider par les armes. En réalité, le dogme empêche Moscou et Pékin de se résigner à la paix, l'opportunisme révisionniste leur interdit de faire la guerre. Il en résulte un état -d'hostilités permanentes défini d'abord comme guerre froide, puis comme coexistence pacifique, expressions équivalentes. Les différences de ton et, parfois, de terminologie n'entament point une identité foncière. L'argumentation qui explique l'intransigeance de Mao par le libéralisme de Khrouchtchev ne résiste pas à l'examen puisque dès 1951, lors du trentième anniversaire du parti communiste chinois, donc du vivant de Staline, on constatait déjà les différences qui devaient s'accentuer avec le temps (cf. Ombres chinoises, dans notre n° de novembre 1960, où sont cités l' Economist londonien, supplément bleu du 19 juillet 1951, le New York Herald Tn"bune des 3 aoftt 1951 et suiv., le Figaro des 4, 6 et 9 aoftt 1951). En pratique, ces différences ne se traduisaient d'aucune façon sur le plan international, sauf en vaines paroles. C'est ainsi qu'il ne reste rien des affirmations selon lesquelles l'intervention de la Chine communiste dans la guerre d'Algérie aurait été plus active et plus efficace que celle de l'Union soviétique. Les modalités verbales de comportement, les considérations diplomatiques de Moscou, absentes à Pékin, n'avaient nulle importance.

8 Les variations de Khrouchtchev et de Mao visà~îs de Tito seraient inexplicables par l'idéologie. Elles se comprennent par l'opportunisme et les calculs politiques. Certes, il faut ici se livrer à des hypothèses, mais elles valent mieux que la théorie du conflit idéologique. D'ailleurs, il suffit de juxtaposer les déclarations successives des protagonistes pour se convaincre de leur inanité dérisoire. Khrouchtchev ne le cède en rien à Mao dans les accusations relativement récentes de r~visionnisme à l'adresse du communisme yougoslave, soit dit sans remonter au temps où il vitupérait « la bande d'assassins et d'espions TitoRancovitch qui a consommé son passage du nationalisme au fascisme et est devenue l'agence directe de l'impérialisme ». L'interprétation erronée de la discorde entre les deux plus gros partis communistes a pour effet de justifier l'attitude contemplative des démocraties occidentales dans la guerre froide : ne rien faire suffit à tout arranger. En outre, se référant à l'idéologie, cette interprétation alimente une double pression exercée sur la politique extérieure des Etats-Unis, l'une qui préconise de céder aux exigences de Khrouchtchev pour le-« soutenir » contre les Chinois, l'autre qui préconise de reconnaître officiellement Mao sous prétexte de le « contenir » dans sa stratégie aventureuse. Ainsi l'ennemi gagnerait moins à son unité que dans sa discorde. La théorie du conflit idéologique découle d'une conception encore plus fausse et nuisible qui consiste à regard~r les communistes actuels comme des communistes au sens marxiste du terme, comme des partis et des pouvoirs qui instaurent le socialisme. Rien n'est plus contraire à la vérité, aux définitions exactes. On se lasse d'ajouter constamment des guillemets au vocabulaire en usage, mais il faut savoir que les mots ont changé de sens depuis que le parti communiste de l'Union soviétique se confond avec l'Etat et sacriµe tous ses principes pour perpétuer son monopole du pouvoir. Comme Louis Fischer l'a pertinemment écrit dans le New Leader du 25 juin dernier:« L'Union soviétique n'est pas un pays communiste, ni socialiste, ni marxiste. Nous ne devons pas admettre pour vrai ce que ses dirigeants disent de leurs formes sociales. Ils nous ont trop menti ; nous ne devrions pas nous laisser égarer par des mots. Nous ne devrions pas leur accorder l'avantage d'employer le nom qu'ils choisissent. (...) Si l'Union soviétique était socialiste ou communiste, elle ne serait pas impérialiste ; elle n'opprimerait pas sa population au moyen de ba·s salaires et de B·ibli·otecaGino.Bianco LE CONTRAT SOCIAL prix élevés ; elle n'aurait pas une économie moné... taire fondée sur le travail aux {>ièces,sur le profit, sur des inégalités aigues de salaires et de conditions sociales. » C'est ce que le soussigné n'a pas manqué de soutenir, envers et contre tant de doctes experts. Qu'y a-t-il de commun entre le nationalisme odieux, le chauvinisme écœurant, le ,militarisme scandaleux. des communistes actuels et le marxisme ? Où l'exploitation de l'homme par l'homme est-elle aussi cruelle que dans les pays qui prétendent «construire» le socialisme ? A-t-on jamais vu censure plus stricte, obscurantisme plus opaque, dénis de justice plus criants, privation de liberté plus totale que dans le monde soidisant communiste ? Depuis que Lénine a quitté la scène, l'idéologie originelle a peu à peu disparu de ces régimes parés de vieilles étiquettes. On ne saurait s'y tromper sans verser dans les spéculations les plus aberrantes, notamment celle qui prête aux disciples de Staline l'intention de risquer une guerre mondiale pour imposer le communisme auquel ils ont depuis si longtemps cessé de croire. L'impérialisme soviétique est une réalité, mais sur laquelle il importe de ne pas se méprendre. Khrouchtchev et Mao sont incapables de vivre en paix comme de se déclarer la guerre à l'intérieur du « camp socialiste », de même qu'ils ne peuvent faire la paix ni la guerre à l'extérieur. Les données de leur chantage réciproque et de leur marchandage politique font défaut, mais précisément parce que l'idéologie en est absente, tout compromis entre eux sera précaire, miné d'arrière-pensées perfides. Tandis que Khrouchtchev recourt à une tactique dilatoire, Mao cherche à brusquer les choses pour rallier une opposition internationale contre l'hégémonie mos- .covite. Chacun se réclame de Lénine, non sans raison, mais pas du même Lénine. Khrouchtchev imite le Lénine au pouvoir, ses méthodes pour imposer la discipline sous l'unité de direction centrale. Mao copie le Lénine en minorité, ses procédés de noyautage et de fractionnisme. Mais le conflit actuel se déroule dans des conditions nouvelles où l'exemple de Lénine ne tient pas toujours lieu de directives efficaces. · Mao peut évidemment pousser le plagiat jusqu'à singer Zimmerwald et racoler une IVe Internationale forte, d'emblée, des 17 millions de Chinois inscrits au parti communiste. Mais en cc cas il aurait affaire à des rivaux qui ne resteront pas les bras croisés et ne ménageront pas la riposte. On comprend l'embarras des cc partis frères » et le mal qu'ils ont à sortir de leur discorde. B. SOUVARINE. ,

LA PROLÉTARISATION DES PAYSANS I par Kostas Papaioannou DE TOUS LES ((MIRACLES)) que les auteurs du Manifeste communiste attribuaient à . l' « ère bourgeoise », celui qui leur tenait le plus au cœur était sans doute la disparition des paysans. Le capitalisme, est-il dit dans le Manifeste, a dépeuplé les campagnes, créé des villes immenses et libéré ainsi « une part considérable de la population du crétinisme de la vie rurale ». Marx avait en vue l'Angleterre, pays qui avait délibérément sacrifié son agriculture pour se spécialiser dans la production industrielle. L'expérience n'en a pas moins confirmé son anticip1tion. Dans tous les pays industrialisés l'agriculture représente en effet une part constamment décroissante du revenu national et de la population active. Ainsi, avec une population rurale de plus en plus faible, représentant d'ores et déjà un pourcentage insignifiant (10%) de la population active, l'agriculture américaine satisfait plus que largement les besoins d'une société dont la population a presque doublé en un demi-siècle. Le schéma marxiste LA BASE substantielle de la société moderne n'est plus l'agriculture, mais l'industrie et le monde tertiaire des «services» qui absorbe déjà - comme aux Etats-Unis ou au Canada - 45 à 50 °/4 de la population active. Mais cela ne veut nullement dire que ce processus de« déruralisation » s'est déroulé conformément au modèle catastrophique proposé par le marxisme. Marx croyait que la u nécessité naturelle» de l'économie capitaliste allait broyer les petits et moyeas propriétaires ruraux et les transformerait en ouvriers agricoles exploités par une poignée de gros propriétaires fonciers : Dans la sphère de l'agriculture, l'industrie moderne agit plus révolutionnairement que partout ailleurs en cc 1cns qu'elle détruit le paysan, cc rempart de la vieille Biblioteca Gino Bianco société, et le remplace par le salarié. Ainsi le besoin d'une transformation sociale et la lutte de classes sont ramenés dans les campagnes au même niveau que dans les villes 1 • Engels était, pour sa part, si profondément convaincu que la destruction des paysans était la « loi naturelle » de la production capitaliste qu'il déconseillait aux socialistes toute velléité de cc protéger les paysans contre les prélèvements, la rapacité et les manœuvres intéressées des grands propriétaires fonciers » : pareille tentative était à ses yeux « primo, stupide, et secundo, impossible » (lettre à Sorge du I o nov. 1894). Rarement Marx et Engels se sont si lourdement trompés. Dans aucun pays capitaliste l'implacable «loi» de la concentration foncière ne s'est confirmée. Les seuls qui aient donné un semblant d'intelligibilité à la, « loi » de la prolétarisation des paysans, largement démentie partout ailleurs, sont les pays régis par l'orthodoxie « marxisteléniniste » - mais ce n'est pas le développement spontané de l'économie, c'est la terreur totalitaire qui a livré les paysans à l'appareil d'exploitation et de domination du capitalisme bureaucratique ... De surcroît, la « déruralisation » n'a nullement entraîné les conséquences qu'escomptait Marx. La disparition du « crétinisme » campagnard, l'extinction du paysannat était pour les fondateurs du « socialisme scientifique » une condition sine qua non de l'explosion révolutionnaire et de la victoire du prolétariat. En 1853, Marx écrivait : Une révolution silencieuse s'accomplit dans la société, une révolution à laquelle il faut se soumettre et qui se soucie des existences humaines qu'elle sacrifie aussi peu qu'un tremblement de terre s'inquiète des maisons qu'il détruit. Les classes et les races qui sont trop faibles pour maîtriser les nouvelles conditions 1. DaJ Kapital, ~d. Dictz, 1951, I, p. 530 (trad. franc. Bd. 1ocialcs, li, p. 18o).

10 de la vie doivent succomber. (...) En Grande-Bretagne, ce processus est transparent. L'application des méthodes scientifiques à la production expulse les hommes de la campagne et les concentre dans les villes industrielles. (...) La population paysanne, l'élément le plus immobiliste et le plus conservateur de la société moderne, disparaît. (...) L'Angleterre est le pays où commence la véritable révolution de la société moderne 2 • Cette profession de foi sera réaffirmée dixsept ans plus tard, et avec le même éclat, dans une lettre à Kugelmann du 28 mars 1870 : L'Angleterre seule peut servir de levier pour une révolution sérieusement .économique. Car c'est le seul pays où il n'y a plus de paysans. Marx dirait aujourd'hui que seuls les EtatsUnis pourraient accomplir une révolution« sérieusement économique ». Mais la réalité a infligé un démenti cruel et total à ses espérances et à ses certitudes. De la généralisation du salariat a résulté non pas une misère croissante, mais une profusion de richesses dont profite une masse incommensurablement plus grande qu'à aucune autre époque de l'histoire. De même, la réduction de la population agricole n'a pas entraîné l'extension à la campagne de la lutte de classes citadine ; au contraire, elle est le signe et la condition d'un niveau de vie plus élevé, lequel, depuis longtemps déjà, a infléchi dans le sens du réformisme la lutte de classes dans les cités industrielles. Ouvriers réformistes et paysans révolutionnaires TRAUMATIpSaÉr les horreurs de l'accumulation primitive, Marx ne pouvait que demeurer fermé aux signes déjà manifestes de ce renversement des tendances. Mais c'est surtout son appréciation du paysannat qui devait se révéler comme le point le plus faible de sa doctrine. Marx n'a jamais omis la moindre occasion de flétrir le caractère « barbare » et surtout «réactionnaire » des paysans. Dans tous ses écrits perce le mépris du citadin pour ce résidu suranné de l'âge féodal et la haine du révolutionnaire contre les supports du bonapartisme, les fossoyeurs de 48 et de la Commune. Mais, en 1862 déjà, la révolte agraire et égalitaire des Taïpings avait montré quelle serait· la force révolutionnaire principale du :xxe siècle. A partir de la Commune de Paris, le _mouvementouvrier de l'Ouest de l'Europe continentale devient marxiste et s~enfonce .dans le réformisme 3 , tandis que l'Angleterre et les 2. Gesammelte Schriften 1852-1862, éd. Dietz., 1917., I, 117. Marx ne pouvait pas prévoir la signification dramatique que la • campagne de labourage , ( plough-up campaign) .allait rev!tir en Angleterre durant la dernière guerre ..• 3. On a trop tendance à oublier que ce n'est pas le marxisme., mais le chartisme, le proudhonisme, le bakouninisme qui furent les idéologies prédominantes de la phase rlvolutionnaire du mouvement ouvrier dans les pays « mtirs » pour le socialisme. B·iblioteca Gino. Bianco LE CONTRAT SOCIAL U.S.A. - les pays les plus capitalistes, donc les plus «prolétariens » - se révèlent imperméables à l'idéologie révolutionnaire et même à toute idéologie «de classe». Mais de l'affranchissement des serfs (1861) jusqu'à la révolution de 1905, la Russie a connu deux mille émeutes paysannes... Le déplacement du centre de gravité de la lutte révolutionnaire vers les pays précapitalistes, donc préprolétariens, a signifié avant tout la transformation du paysannat en principal support de la révolution. Zapatistes au Mexique, socialistes-révolutionnaires et anarchistes en Russie, enrôlés sous les bannières du Kuo-min-tang, puis du P.C., en Chine, levés en masse par les Fronts nationaux en Yougoslavie, en Grèce ou au Viet-Nam, les paysans ont partout joué un rôle d'autant plus révolutionnaire que les ouvriers des pays industriels ne semblaient guère disposés à réaliser la « mission » que leur assignait la dialectique. «Jamais un mouvement communiste ne peut partir de la campagne » : cela aussi Marx l'avait dit 4 ••• Un siècle plus tard, les paysans cc néolithiques » du Yénan et des provinces les plus arriérées de la Chine constituaient le gros de l'armée qui allait imposer le «communisme» à un demi-milliard d'individus ... De même, la révolution russe de 1917-1921 fut une révolution essentiellement paysanne en ce sens que les paysans furent les seuls à atteindre effectivement leurs objectifs et à réaliser leur revendication de classe : le partage des terres. A l'opposé des ouvriers, auxquels, comme le constatait Lénine 6 , « trois années de domination politique avaient fait subir des calamités, des · privations, la famine, une aggravation de leur situation économique, comme jamais aucune classe au monde n'en a connu » (II, 835), les paysans avaient « gagné les premiers, gagné le plus, gagné du premier coup » (II, 639). · Tandis que le« socialisme» disparaissait derrière l'écran de fumée de la démagogie - les décrets gouvernementaux eux-mêmes étaient devenus des « formes de propagande» (II, 977), - les paysans avaient accompli la seule révolution cc sérieusement économique » qu'on pût discerner en ces années d'anarchie et de confusion. Lors du premier partage (1917-18), les paysans aisés .avaient rêussi à s'approprier les meilleures_terres. Dirigé par les « comités des paysans pauvres», le second partage (1918-19) corrigera les inégalités du premier. Ainsi la campagne fut nivelée, la classe.des grands propriétaires fonciers disparut complètement, le paysan moyen devint le personnage prépondérant dans les villages, la masse des cultivateurs indépendants passa de 16 à 22 millions et « la classe paysanne est devenue une classe, de paysans moyens» (Lénine). En 4. Marx : Die Deutsche Jdeologie, éd. Dietz, 1953., 370 (trad. Molitor VIII., 202). 5. Les chiffres latins et arabes entre parenthèses renvoient au volume et à la page des Œuvres choisies de Lénine, Moscou 1948, en français.

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