B. SOUV ARINE allusions « dogmatistes » et, même, il en profite, tant dans ses rapports avec Tito et les pays neutres qu'avec l' « impérialisme ». Il faut beaucoup de naïveté pour accorder à Mao et à son équipe la considération que Napoléon refusait aux cc idéologues » de son époque. On dispose maintenant de nombreux écrits, traduits en plusieurs langues, que Mao répand à travers le monde pour se faire une réputation de théoricien dans les milieux communistes. Pour se déconsidérer, il ne pouvait pas mieux s'y prendre. Ses disciples exhibés à l'étranger ne rehaussent guère l'idéologie en question, ce qu'atteste l'un d'eux, Yang Tchouo, délégué à la conférence de Tokyo contre les armes atomiques en août dernier, où il tint ce langage : «Il est clair que les armes nucléaires sont puissantes pour la paix lorsqu'elles sont détenues par l'Union soviétique et d'autres pays socialistes. Elles sont odieuses quand elles sont détenues par les impérialistes. Il est erroné de ne pas voir la différence. » Logique irrésistible, correspondant au niveau idéologique. Jusqu'à présent Mao n'a trouvé, hors de son hémisphère, qu'en Albanie un point d'appui, ou plutôt une plaque de résonance pour propager ses sophismes absurdes. Là encore, l'idéologie est absente. Plus d'un tiers de la population albanaise se trouve englobée dans la Yougoslavie de Tito et le rapprochement de Moscou avec Belgrade ne pouvait s'accomplir qu'au détriment des revendications nationalistes de l'Albanie communiste. Il ne faut pas chercher ailleurs la motivation de l'alliance bizarre réalisée entre le géant chinois et le nain albanais, unis dans des ressentiments disparates contre les successeurs de Staline. Parler de marxisme-léninisme en l'espèce revient, pour des aveugles, à discuter de couleurs. Le comble de la fantasmagorie a été de voir l'Albanie se porter vaillamment, en paroles sonores, au secours de Cuba menacée d'invasion par les Etats-Unis. Tout cela mérite autant d'intérêt que 1~ « polycentrisme », de mémoire éphémère. Il reste que la discorde chez l'ennemi, pour n'être pas idéologique, n'en dégonfle pas moins certaines fictions doctrinales qui ont trop longtemps fasciné en Occident, et en Orient, une singulière catégorie de prétendus intellectuels avancés dont le libéralisme chez soi s'accommode fort bien du plus sanglant despotisme chez les autres. IL Y A deux acceptions reconnues de l'idéologie depuis que Destutt de Tracy a forgé le terme, mais elles ne s'appliquent pas à la querelle communiste présente où l'adjectif devrait s'interpréter au sens que K. Marx lui confère : « L'expression vient de K. Marx qui appelait idéologique (par opposition aux faits économiques) tout ce. qui est replÛentation ou croyance, systèmes philosophiquesou religieux » (A. Lalande, Vocabulaire Biblioteca Gino Bianco 315 technique et critique de la philosophie). La définition exclut l'usage abusif de ce mot pour rendre compte du conflit qui oppose Mao à Khrouchtchev, tous deux considérés comme coryphées d'une équipe dirigeante. En revanche, la définition du Larousse pour phraséologie trouve à s'appliquer exactement : «Assemblage de grands mots vides de sens. » La distinction est d'importance, sous réserve de discerner en ce cas un sens caché sous l'enveloppe des grands mots vides. Il s'avère que Mao tend à la primauté parmi les partis communistes et que, dans son étroitesse d'esprit combinée au chauvinisme et à la mégalomanie, il croit s'inspirer de Lénine en transposant dans l'actualité la dénonciation léniniste des «social-traîtres» de 1914. L'article menaçant du Drapeau rouge, de Pékin (n° de novembre) rappelle le sort de la II0 Internationale «contaminée par le chauvinisme de grande puissance» et scindée par suite de la «trahison» de la social-démocratie allemande. Fort du précédent, Mao envisage de passer aux actes dans des conditions tout autres, au mépris de l'ours en papier qui le minimise. Dans cette perspective, le marxisme-léninisme serait affligé de «bicentrisme » polarisant la politique communiste autour de deux pouvoirs étatiques concurrents qui s'entr'accusent de révisionnisme, de dogmatisme et de chauvinisme. Idéologie à part, et injures aussi, la phraséologie tourne en logomachie qui se traduira en pratique sur la scène internationale, diversifiant la guerre froide. Ni l'un ni l'autre des deux Etats totalitaires, pourtant, ne risquera un suicide atomique et par conséquent ne devrait intimider en aucun cas les défenseurs de la civilisation pacifique. B. SOUVARINE. P.-S. - Les hostilités verbales déchaînées entre Moscou et Pékin à la mi-décembre sont enfin très instructives et réconfortantes. Khrouchtchev constate avec raison que Mao se paye de mots, n'ose rien entreprendre contre le tigre en papier, se borne à des paroles en l'air. Il dit des bêtises en vilipendant des « impérialistes » imaginaires et en accusant les Chinois, même les Albanais, d'inciter à une guerre atomique (laquelle ne dépend que des détenteurs de bombes). Mao réplique avec raison, sans répondre à l'argument, que Khrouchtchev s'est aventuré inconsidérément à Cuba, pour ensuite se retirer en hâte. Il dit des bêtises en ressassant ses clichés habituels, enrichis du défaitisme, de l'aventurisme, du capitulationnisme. Tous deux dénoncent avec raison leur chauvinisme respectif. Il ressort de leur jargon comique et de leur échange de vérités premières que Mao ne pardonne pas à Khrouchtchev d'agir sans le consulter, sans doute de noyauter son entourage, et qu'il entend s'affranchir de « l'avantgarde » soviétique. On a le temps de aloser sur sa hardiesse « stratégique » et sa prudence « tactique », à moins d'en rire, et sur la priorité qu'il revendique en matière de coexistence pacifique dont les « Cinq principes » de Bandung, si vantés en Occident par les sycophantes du « progressisme », gisent en piteux état sur le Toit du monde.
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