380 _jugement, encouragé les courants les plus fâcheux de l'Elysée, et découragé les républicains. Tout cela fait partie d'une manière d'envoûtement collectif qui pousse nos experts à parler du déclin de la démocratie, à se pencher sur la « dépolitisation». Ils plongent les responsables dans une telle confusion que les faits finissent par confirmer leur diagnostic. Mais cette confirmation n'est qu'une apparence : les experts politiques créent les crises politiques exactement comme les économistes, pendant longtemps, ont créé les crises économiques. Ce propos paraît-il étrange ? Il faut pourtant admettre que les « crises cycliques» ont cessé d'être une loi de la nature économique. Chacun sait pourquoi: c'est que l'enseignement de Keynes a été assimilé et dépassé. Et cela démontre, non sans doute que les économistes classiques créaient les crises, mais qu'ils faisaient passer pour des phénomènes nécessaires ce qu'un approfondissement de leur science devait permettre de maîtriser. Nous avons aujourd'hui besoin, dans le domaine des sciences politiques, d'une révolution keynesienne : seule cette révolution pourra nous affranchir d'aventures aussi anachroniques que celle dont la France donne aujourd'hui le spectacle. YVES LÉVY. Correspondance Nous avons reçu de M. Michel Debré, ancien Premier ministre, la lettre suivante : le 3 novembre 1962 Je n'ai jamais cessé de lire avec intérêt le Contrat social. Quelquefois, je l'ai fait avec retard, notamment au cours des dernières années, quand la parution du numéro coïncidait avec les difficultés politiques qui ne me permettaient aucune lecture. Le dernier fascicule m'est parvenu au milieu de la c_ampagne électorale, ou plus exactement au début de cette campagne électorale marquée par les réunions que je faisais en vue du référendum de dimanche dernier. Je me suis demandé, en le lisant, et je me demande encore après y avoir réfléchi, s'il ne fallait pas accompagner la publication des « pages oubliées » de Louis Blanc par quelques réflexions sur les profondes différences de situation qui séparent la France de 1848 de celle de 1962. La défense de la liberté exigeait au milieu du XIX8 siècle un effort de construction politique destiné à éviter l'arbitraire du Pouvoir. En 1962 les circonstances extérieures, les changements profonds dans la structure sociale, les grands journaux, les puissances syndicales, la présence des radios étrangères, ...autant d'éléments divers et variés qui, sans oublier la nécessité de dominer l'évolution économique et les transformations sociales, imposent des mécanismes politiques tournés vers l'efficacité du Pouvoir. Les réflexions de Louis Blanc paraissent bien dépassées ! Croyez, je vous prie, Monsieur, à l'àssurance de mes .sentiments les plus distingués. Michel Debr~. Biblioteca Gino Bianco LB CONTRAT SOCIAL / On ne contestera pas ici la réalité des « profondes différences de situation qui séparent la France de 1848 de celle de 1962 ». Sur ce point, traité aussi brièvement et de façon aussi générale, M. Michel Debré a cause gagnée d'avance. On sait depuis Héraclite qu'il est impossible de se plonger deux fois dans le même fleuve. Mais il reste à savoir dans quel sens jouent les profondes différences, concurremment à des similitudes peut-être encore plus profondes, et là, on ne saurait dire que la cause est entendue.·Il va de soi que nos « Pages oubliées », celles de Louis Blanc sur la Présidence comme celles d'autres auteurs, offrent matière à rapprochements avec le passé et à réflexions sur l'actualité sans prétendre apporter des solutions toutes fait es aux problèmes de l'heure. Sur le fond, Yves Lévy donne ci-après un commentaire limité par la place disponible, sans préjudice de ce qu'il aura encore l'occasion d'écrire. Sans nul doute, si la rédaction du Contrat social avait pensé, comme M. Debré, que ce texte de Louis Blanc avait perdu son intérêt, elle ne l'aurait pas accompagné d'un commentaire : elle ne l'aurait pas publié. La publication de ce texte ne correspondait d'ailleurs pas à une position politique au moment de la campagne pour le référendum, car le Contrat social ne prend pas, à proprement parler, de positions politiques. Il s'agissait seulement, par un rappel historique, d'attirer l'attention sur un problème théorique qui a déjà été exposé ici (numéro de mars-avril 1961). Cela dit, nous accorderons volontiers à M. Michel ____ Debré que deux situations historiques ne sont jamais exactement comparables : les acteurs ne sont pas les mêmes, les circonstances sont profondément différentes. Mais s'ensuit-il de là que le présent soit d'une originalité absolue, et que le passé ne puisse en rien servir à l'éclairer ? Il est permis d'en douter. Le passé est le passé, cela va de soi, mais il n'est jamais dépassé. Emporté par le tourbillon du présent, l'homme d'action cherche sa route à travers des problèmes toujours nouveaux. Pour l'homme de réflexion l'événement qui vient de se produire aide à mieux connaître les forces dont il est la résultante. Et tandis que l'un s'efforce d'inventorier et de dominer les forces du présent pour disposer à son gré du futur, l'autre incorpore à l'histoire les faits de la veille, et il sait déjà que ce qui se passera demain fera également partie du tissu homogène de l'histoire. Il est convaincu qu'un homme ne domine pas durablement le futur par l'accroissement de sa puissance, mais par une interprétation lucide des mécanismes historiques. La liberté d'agir est une illusion si elle ne se fonde sur la connaissanc~ de la nécessité. • A vrai dire, nous parlons ici d'un homme de réflexion comme il n'en existe guère. Le corps social entretient diverses personnes qui ont pour mission de connaître l'expérience du passé, de la systématiser, et fréquemment de l'enseigner. Ce sont ces gens-là qui d'ordinaire passent pour des hommes de réfléxion. Mais ils ne méritent pas toujours ce nom, car souvent ils n'approfondissent guère leur connaissance du passé, et ils se gardent rarement de ces passions - celles du citoyen et celles, moins nobles, de l'individu - qui entraînent à vouloir peser sur l'avenir plutôt qu'à comprendre .?l'histoire. De sorte qu'au lieu d'aider à l'éducation de l'esprit public et à son équilibre, il peut arriver qu'ils· agissent comme des ferments de confusion. Une conséquence fâcheuse de cet état de choses, c'est que l'expérience historique est mal connue, mal analysée, mal systématisée. Et cette insuffisance théorique est aussi dommageable en matière politique qu'à
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