QUELQUES LIVRES certain mythe de salut, dans tels écrits de jeunesse de Marx restés inédits et fondés sur une conception de l'aliénation d'origine essentiellement religieuse, ces tentatives constituent un véritable tour de force. Les révisionnistes d'Occident méritent l'attention, une attention du même ordre que l'opinion qui ferait, par exemple, de Platon, un kantien, de Plotin, un adepte du matérialisme dialectique. Il existe des raffinés, tel George Santayana, qui, ayant renié le christianisme, s'accrochent encore à leur catholicisme; et certains esprits précieux qui, ayant renoncé au naturalisme et à une explication de la nature humaine par l'histoire, se réclament toujours du marxisme. C'est une chose de proposer une nouvelle philosophie du socialisme adaptée à notre temps, d'ouvrir une perspective morale nouvelle et qui convienne à un monde déchiré. C'en est une autre d'en attribuer la paternité à Marx. Bien qu'il s'agisse d'un processus fort différent, intellectuellement parlant, ces efforts rappellent l'attitude de cet universitaire anglais, compagnon de route des années 30, qui pensait rendre Einstein et Freud plus acceptables ·aux doctrinaires communistes en découvrant l'amorce des théories ·de la relativité et de la psychanalyse dans les œuvres de Marx et d'Engels. A l'intérieur du monde communiste, le révisionnisme est profondément différent. Dans certains pays satellites, le silence demeure suspect; dans d'autres, un signe de dénégation équivaut à une manifestation politique dangereuse. En Union soviétique .niême (et de plus en plus en Pologne), pour trouver audience, pour être publié, il est de rigueur de présenter ses vues touchant certains domaines comme marxistes, ou du moins parfaitement compatibles avec le marxisme. Chez les satellites, il faut en appeler d'un Staline ivre (même quand c'est Khrouchtchev que l'on a en tête) à un Lénine sobre, et de ce Lénine (même s'il n'est pas mentionné explicitement) à un Marx encore plus sobre (qui doit être cité souvent). Que, dans cette recherche d'une ·caution, on accorde une importance exagérée à tel ou tel tr~it de la pensée de Marx, peu importe ; et peu importe que les éléments démocratiques et libéraux des écrits des années de formation, ainsi que des points secondaires incontestables tirés de la correspondance et d'articles de presse, se voient attribuer un rôle disproportionné. C'est là péché véniel. Les révisionnistes sont en quelque sorte dans la position des libres penseurs du Moyen Age - pour autant que l'on puisse se les représenter - aspirant à l'extension de la liberté religieuse. Jusque sur le bûcher, ceux-ci criaient ce qu'ils pensaient et revendiquaient le droit de le prêcher. Mais étaient-ils moms dignes d'admiration ceux qui cherchaient à obtenir pour tous la liberté religieuse en invoquant le premier commandement du christianisme ? Dans une certaine mesure, Marx lui-même interprétait le déisme comme une expression, sinon un Biblioteca Gino Bianco 373 déguisement, de 1a libre pensée de l'époque. La profession de foi déiste permettait aux savants de sonder les mystères de la création en réduisant le risque d'une intervention de l'Eglise. Dans la mesure où les révisionnistes s'emploient à élargir le champ de l'autonomie culturelle, de la liberté de parole, de la liberté de la presse et de la libre recherche, ils peuvent légitimement invoquer, dans les écrits de Marx, la tendance humaniste et démocratique. Ce faisant, ils n'inventent pas de toutes pièces un Marx nouveau ; ils ne cherchent pas non plus à embellir le vrai en y voyant un produit bien venu de l'hégélianisme, déformé toutefois par une dose excessive de Feuerbach ; ou bien encore à le saluer comme l'ancêtre de Wilhelm Reich. Quand ils parlent d'aliénation, on discerne parfaitement qu'ils critiquent le fétichisme du plan, le Parti, l'Etat, les dogmes, cela sur le terrain moral qui était celui de Matx, dénonçant le fétichisme des marchandises. Dans leur analyse de ce qu'il y a d'essentiel dans la société idéale de Marx, ils se montrent moins révisionnistes que les bolchéviks-léninistes, ceux d'hier comme ceux d'aujourd'hui. Ils représentent la meilleure chance . que nous ayons de voir se démocratiser le monde communiste, ce qui, à la longue, constitue nne assurance de paix plus réelle que « le désarmement général garanti par l'inspection » : une opinion publique relativement libre est en effet indispensable au bon fonctionnement de cette garantie. De par le monde communiste, les choses semblent, à l'heure actuelle, bien sombres pour toutes les tendances révisionnistes. Il est malsain d'être qualifié d' « agent de l'impérialisme» dans la Russie de Khrouchtchev, même si, pour le moment, il n'y va pas de la vie. Kadar et Gomulka l'ont compris à demi-mot. Les erreurs de l'Occident dans les échanges culturels et les programmes d'aide économique aux pays communistes ont involontairement facilité la répression des tendances révisionnistes. Puisque les révisionnistes se désignent eux-mêmes en tant que communistes, ils ne peuvent escompter aucun soutien moral des gouvernements occidentaux ; le contraire équivaudrait d'ailleurs à un suicide. Des crises internes surviendront dans les régimes communistes, qu'elles soient engendrées (comme William Griffith le prévoit) par la lutte pour le pouvoir qui suivra la disparition de Khrouchtchev ou par la renaissance du nationalisme communiste. Elles fourniront au révisionnisme l'occasion de prendre des formes nouvelles. En attendant, agissant de leur propre chef et au nom des valeurs et aspirations qui leur sont communes, les démocrates et les socialistes des pays libres devraient trouver le moyen de manifeste1·leur solidarité à ceux qui n'ont pas courbé
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