Z. JEDRYKA IL FAUT à l'Etat, à l'économie politique, des citoyens éduqués selon les maximes de l' Emile. L'enseignement des règles de la solidarité sociale, des principes démocratiques régissant l'économie politique, des devoirs qui découlent du respect des lois, est donc aussi l' «affaire du gouvernement». Toute la pensée de Rousseau postule l'identification de la morale de l'homme pensant avec l'œuvre morale de l'homme engagé dans l'action. Mais l'épopée démocratique du Genevois ne saurait être confondue avec l'aristocratique enseignement de la coterie philosophique ou même celle des Encyclopédistes ; elle les dépasse par l'intérêt moral et politique qu'elle accorde au travail, aux travailleurs ; elle leur est supérieure par sa vision totale de l'homme qui se réalise dans toutes ses « manières d'être », de l'homme en quête de sa totalité dans l'histoire. C'est donc au gouvernement qu'il appartient d'inculquer aux enfants la première des règles : l'obéissance aux lois établies par les citoyens. Mais il doit aussi leur en faire sentir l'éminente dignité ; l'enseignement public, c'est le haut lieu où est dispensé le catéchisme politique du citoyen moderne, catéchisme de la démocratie qui s'installe à la place de la culture des salons et apporte les correctifs nécessaires aux enseignements scientifiques, techniques et industriels de !'Encyclopédie dont ne pouvait profiter qu'une élite : .. .l'éducation publique, sous des règles prescrites par le gouvernement, et sous des magistrats établis par le souverain, est donc une des maximes fondamentales du gouvernement populaire ou légitime. Si les enfants sont élevés en commun dans le sein de l'égalité, s'ils sont imbus des lois de l'Etat et des maximes de la volonté générale, s'ils sont environnés d'exemples et d'objets qui leur parlent sans cesse de la tendre mère qui les nourrit, de l'amour qu'elle a pour eux, des biens inestimables qu'ils reçoivent d'elle et du retour qu'ils lui doivent, ne doutons pas qu'ils n'apprennent ainsi à se chérir mutuellement comme des frères, à ne vouloir jamais que ce que veut la société, à substituer des actions d'hommes et de citoyens au stérile et vain babil des sophistes, et à devenir un jour les défenseurs et les pères de la patrie dont ils auront été si longtemps les enfants 54 • La souveraineté populaire que Jean-Jacques place à l'origine de toute loi «fondamentale>> de l'Etat, de la légitimité constitutionnelle, de la démocratie, de l'organisation de ses pouvoirs, dont celui de l'économie politique, ne lui est jamais apparue comme le remède universel capable de faire disparaître tous les maux dont l'espèce humaine est accablée. Si vulnérable dans la pratique de la démocratie politique, sans cesse menacée de tomber dans les pièges des « savants et des orateurs », ou d' « habiles brouillons menant la vile populace », elle ne saurait, à plus forte raison, être considérée comme 54. D, l'Bconomi, politique, pp. 431-32. Biblioteca Gino Bianco 363 la panacée offrant la solution de toutes les misères issues de l' « extrême inégalité des conditions et des fortunes », de la violation des droits naturels par le culte effréné «des passions (...), des arts inutiles, des arts pernicieux et des sciences frivoles », ainsi que par toutes sortes de préjugés «contraires à la raison, au bonheur et à la vertu ». Dans un Etat où le peuple« rampe dans l'obscurité et dans la misère », tandis que cc la poignée des puissants et des riches »-accède aux honneurs et à la fortune, les droits de la démocratie sont foulés aux pieds. Dans un tel Etat, l'introduction des lois politiques de la démocratie, si elle n'est précédée d'une refonte préalable de la structure sociale qui élimine les contradictions engendrées par la coexistence du faible et du puissant, du maître et de l'esclave, si elle ne s'accompagne d'une transformation de la structure économique basée sur l' « égalité », ne fait qu'apporter «de nouvelles entraves au faible et de nouvelles forces au riche 55 ». Cette argumentation est d'une importance capitale ; elle signifie que seule la démocratie intégrale, la démocratie à la fois politique et économique, crée des conditions propices à la liberté et à la justice, au plein développement de l'homme artisan de l'histoire ; elle signifie aussi que la souveraineté politique de la nation, quant aux lois qui la régissent, sera lettre morte, ou une forme vicieuse de la démocratie, s'il n'y a pas création préalable des bases institutionnelles de cette démocratie : les droits du peuple à la justice, les droits de l'homme (qui passent cc avant ceux du citoyen et du sénateur ») à la liberté. La question de la technique juridique du Contrat social, de son fondement, du fonctionnement des institutions qu'il crée, peut être, à la rigueur, considérée comme secondaire ; ce qui importe, pour Rousseau, ce n'est pas tant le cadre juridique que la foi et la conscience politiques nouvelles, l'homme nouveau dont il prépare l'avènement. Il se méfiait à un point extrême du dogmatisme en matière politique et rejetait tout système préétabli de démocratie, toute conception providentielle du gouvernement 56 • Il ne croyait pas à l'infaillibilité de la volonté générale se prononçant dans les cc assemblées ». En effet, tout système de délibération, fût-il le plus savant, le plus démocratique, ne saurait garantir par lui-même que la souveraineté populaire sera nécessairement respectueuse de la liberté et de la justice. En revanche, la démocratie est préservée lorsque les pouvoirs constitués du peuple servent l'intérêt général, le bien commun, alors même qu'il est à l'opposé de l'intérêt de chacun des membres du Souverain pris en particulier. Aux lumières utilitaires de l'époque mercantile, aux préceptes « agréables » du bonheur 55. Discours sur l'inigalité, p. 79. 56. Cf. Lettre à Mgr de Beaumont, arclievlqu• d, Porù, éd. Garnier, pp. 502.509.
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