Le Contrat Social - anno VI - n. 6 - nov.-dic. 1962

358 ROUSSEAU n'a jamais séparé l'idée du Contrat · social de l'idée de la souveraineté du peuple, de la démocratie politique et parlementaire, celle-ci étant intimement liée à la justice sociale, reposant sur la même base contractuelle. La nature du Contrat social est double : il doit rendre la liberté possible pour tous les hommes et conférer à la loi l'investiture de la souveraineté populaire. Le corps social, l'Etat, garantit à chaque citoyen son indépendance personnelle vis-à-vis des autres membres du Souverain 3 ; il lui octroie le droit inaliénable • à la liberté conventionnelle : liberté d'opinion et liberté de s'associer au corps social. Mais la solidarité de ce dernier ne naît pas de cette adhésion accomplie en vertu et au bénéfice de la foi jurée des citoyèns à l'Etat ; le Contrat social, comme le pacte de constitution du corps politique, nécessite non seulement la « mise en commun» de toutes les personnes, de toutes leurs « volontés », mais aussi celle de « toute leur puissance », « sous la suprême direction de la volonté générale » 4 • Avec les « volontés » individuelles, les « puissances »individuelles : biens, richesses, intérê!s, s'associent par le pacte social pour l'établissement de l'empire des droits et des libertés conventionnelles. Ainsi tous les contractants adhèrent à l'ordre objectif de la loi et lui reconnaissent le pouvoir de statuer sur les modalités de l' exer_cicedes libertés et droits particuliers. Nous sommes donc en présence d' « une force d'association qui défend et protège de toute 1~ force commune la personne et les biens de chaque associé 5 et par laquelle chacun, s'unissant à tous, n'obéit partout qu'à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant 6 ». Rousseau s'explique sur ce point avec une clarté extrême : « Tout ce que chacun aliène par le pacte social, de sa puissance, de ses biens, de sa liberté, c'est seulement la partie de tout cela dont rusage importe à la communauté 7 • » Et d'ajouter aussitôt : «••• mais il faut convenir aussi que le souverain seul est juge de cette importance 8 ». C'est ainsi que les « éléments constitutifs de l'être» de chaque citoyen : vie, liberté, biens, sont placés sous la protection de la « volonté générale». C'est au peuple délibérant qu'il appartient de statuer souverainement sur le bien commun de l'Etat et sur les libertés et droits individuels et publics des citoyens. Tout ce qui touche aux relations publiques des citoyens, à leurs rapports mutuels avec le corps politique, est donc assujetti à l'empire souverain de la loi : « Le peuple ayant, au sujet des relations sociales, réuni toutes ses volontés en une seule, tous les articles sur lesquels cette volonté s'explique deviennent autant de lois 3. Cf. Contrat social, liv. I, § VII, éd. Vaughan, pp. 17 et 475-76. 4. Ibid., I, § VI, pp. 14 et 381-84. 5. Souligné par nous. 6. Contrat social, I, § VI, p. 13. 7. Ibid., II, § IV, pp. 25-26. 8. Ibid., p. 26. Bibl.ioteca Gino Bianco ANNIVERSAIRES fondamentales qui obligent tous les membres de l'Etat sans exception, et l'une desquelles règle le choix et le pouvoir des magistrats chargés de veiller à l'exécution des autres 9 • » Ceci concerne le politique - le « gouvernement » politique à l'égard de la personne des citoyens - et l' économique - le « gouvernement », politique lui aussi, gardien et garant des libertés et droits économiques et sociaux. Les deux « gouvernements», les deux pouvoirs, qui en vérité n'en font qu'un, obéissent à l'autorité suprême dans la démocratie, la souveraineté du peuple, représentée par la loi 10 • Cette façon de concevoir l'administration de l'économie publique à travers le politique en fait l'œuvre du droit, de la légitimité démocratique 11 : « •• .le premier devoir du législateur est de conformer les lois à la volonté générale, la première règle de l'économie publique est que l'administration soit conforme aux lois 12 ». « En établissant la volonté générale pour premier principe de l'économie publique et règle fondamentale du gouvernement 13 », « le pouvoir souverain, qui n'a d'autre objet que le bien commun, n'a d'autres bornes que celles de l'utilité publique bien entendue 14 ». L'Etat, ou, comme l'appellera Rousseau, le corps politique, est un être moral - « le moi commun au tout, la sensibilité réciproque et la correspondance interne de toutes les parties ». Cet être moral, doté d'une volonté, qui « tend toujours à la conservation et au bien-être du tout et de chaque partie, et qui est la source des lois, est pour tous les membres de l'Etat, par rapport à eux et à lui, la règle du juste et de l'injuste 15 ». Le premier, Rousseau a compris la nécessité d'intégrer la justice sociale, l'équité économique, dans le pacte social constitutif de l'Etat, ainsi que l'organisation et l'exercice de ses pouvoirs législatif et exécutif. De la sorte, l'Etat, la démocratie et le pouvoir de l'économie politique populaire ont des fins identiques : la défense de la liberté individuelle, des libertés publiques, l'établissement de l'empire de la justice égale pour tous. L'homme politique, que Rousseau réveille du sommeil dogmatique dans lequel l'avait plongé le paternalisme féodal et monarchique, affirme sa victoire sur le physiocratique 9. Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalitl parmi les hommes, éd. Garnier, p. 86. 10. Cf. Discours sur l'Economie politique, Introduction, ~d. Desenne, 1831, pp. 404 et 414. 11. « ••• comme si tout ce qu'ordonne la loi pouvait ne pas être légitime. Voyez au mot Droit la source de ce grand et lumineux principe dont cet article [de !'Encyclopédie : De l'Economie politique] est le développement. » Bien que Rousseau n'ait pas eu à rédiger cet article sur le droit, il prouve néanmoins de façon éclatante le vrai fond de sa pensée : il a'y a pas, il ne peut y avoir, de lois économiques naturelles indépendantes de la constitution du corps politique et autonomes vis-à-vis de la volonté du Souverain. Le marxisme transcrira plus tard cette vérité juridique, morale et politique en termes de « science ». 12. Discours sur l'Economie politique, partie I, p. 414. 13. Introduction de l'art. Economie politique, p. 409. 14. Ibid., p. 400. 15. Ibid., pp. 405-406.

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