L. EMBRY Il s'agit bien, dans ces conditions, d'apprécier telle ou telle technique pédagogique, quelque ingénieuse qu'elle soit! Le vrai problème est infiniment plus vaste et l'on s'aperçoit même 9u'il est d'une saisissante actualité. N'est-ce pas 1une des plus fantastiques prétentions de notre siècle que celle de faire par l'éducation un homme moderne, un homme nouveau, pleinement digne d'une société elle-même reconstruite sur d'autres plans ? Alors qu'il commentait avec une admirable profondeur le message qu'apportait au monde le communisme naissant, Auguste Comte avait trouvé une formule qui émerveille, il avait très bien vu que le prolétariat était une humanité sans passé, ce qui est effrayant en un sens, mais permet d'autre part de repartir de la table rase ou d'une nature humaine qui serait vierge et brute, antérieure à toute civilisation, à toute cité. On est ainsi conduit vers ce qui constitue la pierre angulaire de l'anthropologie marxiste, savoir la notion d'un homme aliéné, qu'on doit commencer par dé-mystifier, ce qui revient à le libérer en lui restituant son être propre. On entend bien que l'aliénation de l'homme est l'œuvre d'une société injuste. qui a pour but de pérenniser l'injustice et l'on se meut ainsi dans un cercle d'idées très comparable à celui que présuppose l'œuvre centrale de Rousseau. Si l'homme a été aliéné, dépravé, réduit en esclavage, force est bien de croire qu'il existait avant les forces d'aliénation, de postuler un état premier que Rousseau déclare naturel ou, si l'on préfère, un paradis initial qui réapparaîtra dans la société sans classes. C'est en vain que Marx prétend récuser toute métaphysique : rien ne saurait exister dans la perfection du terme final qui, d'une certaine manière, ne soit aussi au commencement. Sommes-nous en train de légitimer les tentatives des intellectuels communistes, qui entreprennent d'annexer Rousseau comme ils ont déjà annexé Diderot ? Il s'en faut bien, et l'on voit aisément pourquoi. Certes, chez Rousseau comme chez Marx, il y a l'intuition ou le rêve d'une révolution radicale qui ne se bornerait pas à des aménagements économiques et politiques, qui serait dans toute la force du terme une nouvelle création de l'homme, un commencement absolu, ou du moins un recommencement après une longue période de dégénérescence. Mais le plus rapide coup d'œil jeté sur la Russie et la Chine montre assez par quels moyens on s'acharne à fabriquer l'homme moderne, l'homme communiste ; recours aux méthodes psychosomatiques, au conditionnement systématique, à l'enseignement d'une vérité dogmatique, à l'exaltation de la masse et de la machine, à la prophétie messianique insérée dans un monde purement matériel orienté vers la puissance au moins autant que vers la justice, voilà qui nous transporte bien loin des humbles scènes idylliques en lesquelles Emile et son précepteur assument constamment les deux seuls rôles pleinement Biblioteca Gino Bianco 353 significatifs. D'où il suit qu'en dépit de coïncidences manifestes et d'ailleurs fort dignes d'alimenter la réflexion, Rousseau et Marx se sont engagés dans des voies tellement différentes qu'elles n'ont aucune chance de jamais se rencontrer. * ...... DANS la chaîne des pensées auxquelles Rousseau revient constamment, le nœud qui est aussi difficulté majeure est marqué par la nécessité de relier la nature au social. Puisqu'il est utopique de vouloir rétrograder, puisqu'il faut se résigner à vivre dans la société, comment sortir de l'insularité première, comment se préparer à subir sans danger ce qui est mauvais par essence ? Marx s'est placé en une position bien plus commode et résout le problème en le supprimant. La révolution qu'il annonce est en somme banale par son type : on passera d'une société injuste à une société juste, de l'homme aliéné à l'homme intégral, ce miracle s'opérant par l'intervention d'un Etat provisoire, d'une dictature communiste qui édictera, imposera les lois salvatrices. Mais cet Etat lui-même, qui le constituera, qui lui donnera l'impulsion ? Evidemment, le parti communiste, avant-garde du prolétariat, donc en dernière analyse la phalange de ceux qui auront commencé par recevoir l'enseignement de Marx. Croyez et vous serez sauvés, - c'est la classique méthode théocratique qui postule une vérité révélée. Reste à comprendre, si l'on peut, comment on se juge en droit de la trans- _porter dans la politique après avoir affirmé l'inanité de toute métaphysique. Simone Weil a montré en des termes d'une insurpassable vigueur qu'il n'y a certes nulle raison d'admettre que le processus défini par le matérialisme dialectique doive avoir pour fin et résultat la justice sociale. L'affirmer, c'est promulguer un article de foi. Revenons à Rousseau, au moment où la société devient décidément présence englobante et milieu vital; il ménage l'entrée d'Emile dans la cité grâce à deux baptêmes successifs dont le second est de beaucoup le plus important. Le premier n'en est r,as moins indispensable, car il doit marquer 1éveil des sentiments altruistes en un être que son insularité vouait au plus naturel des instincts, c'est-à-dire à l'égoïsme. Soucieux pour le moment d'une efficacité sans rupture, Rousseau s'en remet au sentiment de la pitié qui, dit-il, prouve qu'on se met à la place de celui qu'on voit souffrir et qu'on souffre par l'ima~ation du même mal que lui, le moi et le toi se rejoignant de la sorte. La pitié prend encore racine dans l'égoïsme, mais pour le dépasser et, bien qu'elle ne soit pas toujours très pure ou très agissante, il devient vite malaisé de tracer la ligne qui la distingue de la charité; la prière chrétienne ne s'exprime-t-elle pas dans une large mesure par l'appel à la pitié, le miserere ?
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