• L'«ÉMILE » ET L'HOMME MODERNE par Léon Emery Aux CORSES., AUX POLONAIqSui sollicitaient son avis sur leurs affaires publiques, Rousseau ne répondait pas en les ren..; voyant au Contrat social ; il leur prodiguait des conseils dont on ne saurait trop remarquer le caractère réaliste et modéré. Lui qui avait lancé le trait fulgurant.: « L'homme est né libre et partout il est dans les fers», n'envisageait par exemple pour les serfs polonais qu'une émancipation graduelle et conditionnelle; c'était pousser assez loin la distinction entre la spéculation pure et le travail du législateur mis en présence des faits. Eclairés par la prudence du maître, mis en garde contre les abus de la soumission à la lettre., nos pédagogues devraient donc se montrer plus réservés lorsqu'ils adoptent ou adaptent les enseignements de l' Emile ; l'auteur lui-même, mis à la tête d'une classe primaire., serait le premier à tempérer la doctrine ou même à la contredire. . . , On n'en conclura point que les idées de Rousseau sur l'éducation ne sont qu'un jeu,.mais qu'il s'accorde le droit de les présenter, et d'abord de les concevoir, en la perspective de grandes hypothèses qui sont aussi des conventions et qui autorisent le tracé de l'hyperbole. Le titre même de l'ouvrage montre suffisamment qu'il faut l'entendre comme un roman philosophique et plus précisément une réponse au Télémaque, auquel Rousseau ne pouvait pas ne pas penser, compte tenu de son admiration pour Fénelon. Notre rôle à nous est donc d'interpréter la fiction d'une manière plus imaginative., ce qui n'en diminuera ni la portée ni l'intérêt. IL VA DE SOI que nous ne pouvons passer en revue les très nombreuses suggestions, souvent excellentes~ léguées par les premiers livres de l'Emile aux partisans modernes de l'éducation sensorielle et pragmatique, mais il · importe au Biblioteca Gino Bianco . . plus haut point de comprendre quel désaccord fondamental sépare le prétendu maître des prétendus disciples. Nos pédagogues se voient confier des enfants présumés normaux, dont ils prétendent connaître la psychologie, le milieu social et fami1ial, l'hérédité, dont ils ne peuvent ignorer qu'ils sont pris dans la filière scolaire, promis à quelque forme de bachotage et ensuite à des fonctions plus ou moins spécialisées. Mais on sait qu'Emile n'a pas de parents, que rien n'est connu de ses origines, qu'il est soumis pendant des années au pouvoir discrétionnaire de son Mentor, que la société est présente à peu près autant que dans l'ile de Robinson, qu'enfin il n'est pas question d'amender ou de fortifier chez l'élève des caractères individuels. D'autre part, on n'accusera pas Rousseau de cacher son jeu: il ne cesse de rappeler que sa méthode est essentiellement négative et défensive, qu'elle veut écarter les influences corruptives et non pas imposer artificiellement quoi que ce soit. Point n'est besoin de longues méditations sur ces données premières pour qu'apparaisse le dessein de l' écrivain : si Rousseau propose un plan d'éducation, ce n'est pas parce qu'il veut,' · con;ime Rabelais., Montaigne ou Locke, réformer · des méthodes vicieuses, c'est parce qu'il entend retrouver ou recréer l'homme naturel, cet homme qu'il a récemment décrit dans le second Discours et dont Emile représentera, si l'on peut dire., un exemplaire expérimental de petit format. Il emprunte à son époque les thèses sensualistes, approuve implicitement Locke qui fait du cerveau de l'enfant une table rase, rivalise avec Condillac et son allégorie de la statue ; mais il va beaucoup plus loin, car il entend justifier du même coup son anthropologie et sa politique. Son Homonculus est conçu ou modelé de telle sorte qu'on lé peut croire exempt du péché originel qui est la chute dans une société injuste ; on l'immunise soigneuse-- ment contre les atteintes nocives de cette société, on le destine à devenir un homme authentique.
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