Le Contrat Social - anno VI - n. 6 - nov.-dic. 1962

B. DE JOUVENEL C'est-à-dire qu'il y aurait, comme alternative à la vertu antique, une vertu moderne, de ton très différent. J'allongerais immodérément cet essai, et je sortirais de son sujet particulier, si je rassemblais les preuves de ma conviction que Rousseau, après avoir donné des regrets à· ta vertu antique, s'est attaché à prôner la vertu moderne, et si je montrais que c'est en cela qu'il a eu de grands succès pratiques. Les formes politiques constituant ici mon thè!ne, il est clair que le problème politique, relativement à la vertu moderne, est de protéger son exercice. Je ne trouve aucun indice que Rousseau se soit posé ce problème ; mais c'est celui de Benjamin Constant dans son fameux essai : De la Liberté des Anciens comparée à celle des Modernes 33 • J'ai parlé d'embranchement. Un lecteur enthousiaste du Contrat ne se résignera point à « effacer le mot de citoyen ». Il veut ressusciter la réalité correspondante : comment ? Ici se présente un sous-embranchement. Puisque la grandeur de la nation est l'obstacle majeur, décomposons celleci en de nombreuses « communes » dont chacune soit une véritable polis et entre lesquelles règne une confédération. Oui, mais quid de la grande ville ? Si Athènes déjà, selon les auteurs grecs, était devenue trop grande pour être une bonne polis, que dire de Paris (j'entends celui même de Rousseau) ? Et, en effet, quand nous aurons une Commune de Paris, une très faible minorité des habitants (bien plus, une très faible minorité des électeurs) participera 34 • Eh bien, prenons-en notre parti. Engageons-nous dans la seconde voie du sous-embranchement. Ayons un corps de citoyens tel que Rousseau le peint, aussi minoritaire qu'il le faudra par rapport à la nation. Dès lors, il n'y a plus lieu de décomposer la grande nation. Ni le nombre de ses habitants 33. Discours prononcé à l'Athénée de Paris en 1819. Sismondi a développé exactement le même thème à la fin de son Histoire des républiques italiennes. 34. Pour l'élection du maire de Paris, pendant la Révolution, il y eut douze mille votants ... Biblioteca Gino Bianco 351 ni la diversité des intérêts et dispositions ne sont plus des obstacles. Si les conditions sociales et psychologiques s'opposent à ce qu'il y ait une volonté commune à un nombre excessif d'hommes très divers, au contraire réunissons à partir d'une volonté un groupe compact et homogène, lié à cette volonté. Cet ensemble de militants présentera les caractères moraux que Rousseau prête à son corps de citoyens. Les avis approcheront de l'unanimité, et chacun fera de tout son cœur ce qui aura été résolu en commun. Ainsi, à la tête de la nation il y aura un corps de citoyens, ne comprenant à la vérité qu'une fraction infime de la population ; le reste sera esclave, encore que les individus confondus dans le reste puissent accéder à la liberté à mesure qu'ils acceptent de se rallier à l'intention des « citoyens ». On peut trouver dans Rousseau au moins un passage à l'appui de cette conclusion : « Quoi ! la liberté ne se maintient qu'à l'appui de la servitude ? Peutêtre. Les deux excès se touchent 35 • » Mais contre ce seul passage, on en trouverait cent contraires, ainsi : « •• .l'essence du corps politique est dans l'accord de l'obéissance et de la liberté, et ces mots de sujet et de souverain sont des corrélations identiques dont l'idée se réunit sous le seul mot de citoyen 36 ». Il serait infructueux de pousser plus loin l'exploration des conséquences diverses que l'on pourrait tirer de la théorie des formes de gouvernement exposée par Rousseau. Lui-même ne s'est pas engagé dans cette voie. Il nous a donné une doctrine du self-government, puis une théorie ,montrant que ce self-government n'est point possible dans les grandes nations et les sociétés avancées. Sa doctrine a été adoptée, sa théorie n'a pas été réfutée. Qu~t à moi, mais cela est subjectif, j'y vois un avertissement à ne point se laisser leurrer par les titres de légitimité que présentent les gouvernements. BERTRAND DE JOUVENEL. 35. Contrat, liv. III, chap. xv. 36. Ibid. chap. XIII.

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