Le Contrat Social - anno VI - n. 6 - nov.-dic. 1962

B. DE JOUVENEL entraîne la détérioration morale de l'homme 26 , non seulement il ne promet pas, mais il ne permet pas une république où la liberté du sujet serait fondée sur la vertu du citoyen. Accord de la théorie politique avec la théorie sociologique de Rousseau UNE CONCLUSION défavorable à la possibilité du régime préconisé par Rousseau s'impose encore, si nous négligeons le jugement de valeur qu'il porte sur l'évolution sociale pour n'en retenir que sa description. M. Henry Peyré a très heureusement mis en lumière que le schéma évolutif de Rousseau est déjà celui que Durkheim développera dans sa Division du travail social en 1893. Que la société s'élargisse et se complique, que la division du travail offre à l'individu une gamme plus étendue de rôles et de satisfactions, c'est bien progrès de la société, mais c'est aussi affaiblissement de la cohésion morale que Rousseau nous représente sous les traits suivants : Tant que plusieurs hommes réunis se considèrent comme un seul corps, ils n'ont qu'une seule volonté qui se rapporte à la commune conservation et au bienêtre général. Alors tous les ressorts de l'Etat sont vigoureux et simples, ses maximes sont claires et lumineuses ; il n'a point d'intérêts embrouillés, contradictoires ; le bien commun se montre partout avec évidence, et ne demande que du bon sens pour être aperçu. (...) Quand on voit chez le plus heureux peuple du monde des troupes de paysans régler les affaires de l'Etat sous un chêne, et se conduire toujours sagement, peut-on s'empêcher de mépriser les raffinements des autres nations, qui se rendent illustres et misérables avec tant d'art et de mistères 27 ? · Que les décisions du peuple, dans cette condition tribale, soient aussi sages que Rousseau nous le dit, on en peut douter. Mais les ethnologues modernes donnent raison à Rousseau sur ce point que, dans une telle condition, il y a propension à l'unanimité, non pas immédiate, mais progressivement acquise au cours de « parlotes » prolongées. On pourrait aligner une foule de citations en ce sens, et par conséquent juger cet état politique comme le plus heureux, sinon par ses résultats pratiques, du moins selon le critère de Rousseau : « Plus le concert règne dans les assemblées, c'est-à-dire, plus les avis approchent de l'unanimité, plus aussi la volonté générale est dominante ; mais les longs débats, les dissensions, le tumulte, annoncent l'ascen26. c Ainsi aon objet ne pouvoit être de ramener les peuples nombreux, ni les grands Etats à leur première simpliciœ, mais seulement d'arrêter, s'il étoit possible, le progrès de ceux dont la petitesse· et la situation les ont préservés d'une marche aussi rapide ven la perfection de la société et la détériorafionde l'espèce•, Rou11eaujuge de Jean Jaques, 3• dialogue. 27. Contrat, Uv.IV, chap. 1er. Biblioteca Gino Bianco 349 dant des intérêts particuliers et le déclin de l'Etat 28 • » Rousseau a ramassé dans le premier chapitre du livre IV la transformation morale du corps des citoyens qui, ayant l'évolution sociale pour cause, a le changement de forme politique pour conséquence. A l'origine, dans un état social simple, une convergence morale spontanée ; puis, à mesure de l'évolution sociale, une dispersion morale croissante : selon les propres expressions de Rousseau, le nœud social se relâchant, les intérêts particuliers commencent à se faire sentir, de sorte que, progressivement, les différents avis qui s'expriment dans l'assemblée ne sont plus des jugements différents portés sur le même intérêt commun, mais des plaidoyers pour des intérêts différents. C'est là un point capital. Me trouvant dans une compagnie d'hommes que je sais attachés aux mêmes valeurs que moi et dont j'estime le jugement à l'égal du mien, si mon avis est mis en minorité, je pourrai très raisonnablement penser que l'avis majoritaire est probablement le meilleur et m'y rallier sincèrement. Il n'en ira point du tout de même si je sais que les majoritaires ont à cœur un intérêt opposé à celui que je chéris, ou seulement un intérêt différent. Ainsi, pour prendre un exemple à Rome, s'il y a une thèse des créanciers et une thèse des débiteurs ; ou, plus simplement, s'il s'agit de répartir des fonds dans un corps savant où les « scientifiques » et les « littéraires » respectivement n'ont cure que de leurs disciplines propres. Bien entendu, un homme raisonnable ne ,voudra pas donner trop à l'intérêt particulier qu'il défend, au risque de ruiner l'intérêt commun. Mais la passion va l'entraîner au-delà des limites raisonnables. Disons-le une fois de plus : l' aff ection sociale est le grand thème de Rousseau ; c'est elle qui fait la vertu civique : Toute société partielle, quand elle est étroite et bien unie, s'aliène de la grande. Tout patriote est dur aux étrangers : ils ne sont qu'hommes, ils ne sont rien à ses yeux. Cet inconvénient est inévitable, mais il est foible 29 • Même réflexion dans les Lettres de la Montagne: C'est merveille de voir l'assortiment de beaux sentiments qu'on va nous entassant dans les livres ; il ne faut pour cela que des mots, et les vertus en papier ne cofttent guère ; mais elles ne s'agencent pas tout à fait ainsi dans le cœur de l'homme, et il y a loin des peintures aux réalités. Le patriotisme et l'humanité sont, par exemple, deux vertus incompatibles dans toute leur énergie, et surtout chez un peuple entier. Le législateur qui les voudra toutes deux n'obtiendra ni l'une ni l'autre : cet accord ne s'est jamais vu; il ne 28. Contrat, liv. IV, chap. 11. 29. Au début de l' Bmil,.

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