• 346 soit pour réformer, soit pour réprimer, le gouvernement central est placé dans des conditions d'inefficacité auxquelles Montesquieu ne voit qu'une parade, en soi indésirable: l'extrême crainte qu'il inspire. Sans doute les données physiques du problème ont changé du fait de la prodigieuse « contraction de l'espace » constatée depuis l' Esprit des loix. Et pourtant, de nos jours encore, on peut trouver des illustrations du raisonnement de Montesquieu 15 • Forme du Gouvernement et nombre chez Rousseau SI J'AI VOULU le rappeler, c'est pour faire sentir combien différente est la théorie de Rousseau, fondée sur les sentiments. L'obéissance du sujet ne pose aucun problème, s'il s'agit d'un citoyen qui se tient pour responsable des décisions dont le Gouvernement est le ministre. Il vaut la peine d'illustrer cette situation morale par un exemple familier. Membre convaincu et dévoué d'une association volontaire, si je reçois de son secrétariat exécutif une lettre me rappelant que je dois faire telle chose en vertu d'une décision prise dans une assemblée à laquelle j'ai participé, peut-être ce rappel sera-t-il malvenu au moment où il me parviendra, mais je m'estimerais répréhensible de n'y point obtemP.érer. Je m'y sentirai d'autant plus tenu que J'aurai plus activement participé à ladite assemblée, et d'autant moins que mon appartenance est plus nominale. C'est, je crois, en ce sens affectif qu'il faut interpréter le texte essentiel qui suit: Supposons que l'Etat soit composé de dix mille citoyens. Le souverain ne peut être que collectivement et en corps. Mais chaque particulier en qualité de sujet est considéré comme individu. Ainsi le souverain est au sujet comme dix mille est à un; c'est-à-dire que chaque membre de l'Etat n'a pour sa part que la dixmillième partie de l'autorité souveraine, quoiqu'il lui soit soumis tout entier. Que le peuple soit composé de cent mille hommes, l'état des sujets ne change pas, et chacun porte également tout l'empire des loix, tandis que son suffrage, réduit à un cent-millième, a dix fois moins d'influence dans leur rédaction. Alors, le sujet restant toujours un, le rapport du souverain augmente en raison du nombre des citoyens. D'où il suit que plus l'Etat s'agrandit, plus la liberté diminue 16 • Méditons ce passage. Rousseau reconnaît que l' « empire des loix » pèse sur le sujet. C'est une pression qui m'est pénible si· je veux aller dans un sens autre que celui où le Gouvernement me pousse, mais qui ne l'est pas du tout si mon propre mouvement va dans ce sens. Or je suis 15. Les seuls empires qui ne se dissocient point sont despotiques. 16. Contrat, liv. III, chap. 1er. Biblioteca Gino Bianco / ANNIVERSAIRES d'autant plus porté à reconnaître dans cette pression ma propre impulsion que j'ai W1 plus vif souvenir d'avoir contribué à la mise en mouvement. Mais ce souvenir sera d'autant plus vif que ma part à la mise en mouvement aura été plus grande, et certainement elle est d'autant plus petite que j'ai été plus perdu dans une plus grande foule. Dès lors, dans la pression qu'à présent je subis, je ne reconnais plus mon impulsion, mais le pouvoir des autres. Les mêmes ordres me sembleront plus pesants à proportion que j'aurai moins participé à leur formation, ma bonne volonté comme sujet sera moindre, et il faudra plus de moyens de coercition au Gouvernement pour me faire obéir. Chez Rousseau, ces deux propositions se tiennent étroitement: « ••• plus l'Etat s'agrandit, plus la liberté diminue (...) le gouvernement, pour être bon, doit être relativement plus fort à mesure que le peuple est plus nombreux 17 ». Ce ne sont pas deux expressions différentes de la même idée, mais deux stades du raisonnement. D'abord, perdu dans une plus grande foule de citoyens, l'individu a moins vivement l'orgueil . et le sens de la responsabilité de sa participation, et lorsqu'il reçoit des ordres comme sujet, ceux-ci lui sont plus pesants : il se sent moins libre. Ensuite, comme ce changement de sentiment le dispose plus défavorablement à l'égard des ordres reçus, « la force réprimante doit augmenter 18 », et cela est à la fois une conséquence du moindre sentiment de liberté et un facteur positif de moindre liberté. Poursuivant les conséquences de l'affaiblissement du sentiment de participation, Rousseau en est arrivé à l'idée que « la force réprimante doit augmenter ». Mais de là un changement dans la forme du Gouvernement : . Or la force totale du gouvernement, étant toujours celle de l'Etat, ne varie point : d'où il suit que plus il use de cette force pour agir sur ses propres membres, moins il lui en reste pour agir sur tout le peuple. Donc, plus les magistrats sont nombreux, plus le gouvernement est foible 19 • · Rousseau ajoute : « Comple cette maxime est fondamentale, appliquons-nous à la mjeux éclaircir.» Cette maxime est-elle fondamentale ? Rousseau l'affirmant, il est singulier que ses meilleurs commentateurs eux-mêmes en aient fait si peu de cas. La première explication qui se présente à l'esprit est qu'il s'agit d'une maxime pratique, non d'un principe doctrinal, et que l'on n'a cherché dans le Contrat que la doctrine. Il y a bien une explication complémentaire, et nous y viendrorls plus tard. 17. Contrat, liv. III, chap. :rr. 18. Ibid. 19. Ibid., chap. n.
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