342 .bien qu'il se peut, l'unanimité. L'égalité est le fondement du droit. S'il en est ainsi, nous comprenons pourquoi, ou du moins l'une des taisons pour lesquelles le pouvoir du peuple garantit mal, de nos jours, la liberté. Car non seulement la règle de Rousseau paraît être presque entièrement négligée par nos assemblées, mais encore il n'y a plus guère de lois qui puissent s'appliquer sans distinction · à tout le corps de la nation et charger également tous les citoyens. En effet, le corps d'une nation est formé de catégories de plus en plus nombreuses et diverses, à mesure que progresse la technique, de sorte que, soit en droit, soit en fait, les lois ont des effets différents suivant ceux auxquels elles s'appliquent. Le plus souvent, elles ne s'appliquent plus à l'ensemble, mais à un groupe professionnel; et même lorsqu'elles ~~pliquent à l'ensemble, les effets en sont · érents suivant les différents groupes. Considérons deux des lois qui concernent encore l'ensemble de la nation : la loi sur le service militaire obligatoire et la loi sur la mobilisation générale en temps de guerre. Ces lois mêmes ont aujourd'hui des conséquences très différentes suivant le métier qu'on exerce. Dans l'Etat moderne, qui est formé de corps spécialisés, qui est fondé sur la division du travail, il n'y a guère de loi qui puisse concerner également tous les citoyens. Les lois, pour la plupart, ne sont plus que des contrats entre deux corps spécialisés, ou entre un corps spécialisé et le public. Même dans ce dernier cas, la loi concerne une catégorie plus qu'elle ne concerne l'ensemble. Par exemple, s'il s'agit d'augmenter les salaires d'une catégorie spéciale, le bien de cette augmentation est plus sensible à cette catégorie que le mal n'en est sensible à l'ensemble, le mal étant réparti sur un plus grand nombre d'individus. Aussi de telles augmentations, lorsqu'elles restent limitées à une catégorie, sont-elles obtenues facilement. En revanche, le gouvernement peut prendre des mesures injustes ou trop sévères à l'égard d'une catégorie particulière, sans que l'opinion générale s'émeuve. On voit comment procèdent les gouvernements totalitaires : ils s'attaquent d'abord à une catégorie particulière de citoyens, et les autres ne bougent pas ou même applauBibl.ioteca Gino Bianco ANNIVERSAIRES dissent ; puis, quand ils ont réduit les droits et les libertés de cette catégorie, ils passent à une autre, et peu à peu ils alourdissent leur pouvoir sur toute la société. On peut donc faire acœpter des lois restrictives à_ condition de ne s'attaquer qu'à une minorité à la fois. Et quelles sont les lois qui ne concernent pas une minorité ? Nos députés ne sont-ils pas occupés sans cesse à protéger des catégories particulières ? Il le faut bien. Mais dans la démocratie selon l'esprit de Rousseau, c'était seulement l'intérêt général, le public en général, qu'ils étaient chargés de défendre. Et pour discerner les moyens de cette défense, il leur suffisait d'être fidèles à leur mandat, s'il est vrai que la majorité du peuple ne se trompe guère sur l'intérêt général. Lorsqu'ils défendent des catégories particulières, ils le font moins par un mandat du peuple que par esprit de justice, ou par intérêt de parti, ou par caprice ou intérêt personnel. Or l'esprit de justice, d'une part, et, d'autre part, les intérêts ou les caprices, ne vont pas toujours dans le même sens. Ceux-ci peuvent nuire à celui-là, qui d'ailleurs trouve rarement une règle sûre en lui-même. Grâce à la diversité des intérêts et des caprices, il arrive presque toujours qu'une catégorie particulière trouve quelqu'un pour la soutenir. Mais rien ne garantit qu'elle trouvera toujours un tel soutien ; encore moins qu'elle le trouvera dans la mesure où c'est juste, ni plus ni moins. Car ni chez les députés ni dans le peuple il n'y a de garantie de justice à l'égard d'une catégorie particulière. Il est évident qu'un vote concernant une partie seulement du corps électoral divise le corps électoral, et que l'unanimité devient impossible, non par accident, non parce que certains se trompent sur l'intérêt général, mais parce qu'il n'y a plus alors d'intérêt général. L'exercice de la démocratie suppose donc une société homogène dans une grande mesure. C'est dans la mesure où une société est homogène qu'il existe un intérêt général, rendant possibles des lois communes. C'est dans la mesure où des lois communes sont possibles que la démocratie garantit réellement la liberté. Or sa justification .n'est s~s doute que de la garantir. , ~ SIMONE PÉTREMENT.
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