S. PÉTREMENT ne vaut pas dans ce domaine. Si dans certaines questions de métaphysique la logique ne peut rien, parce que ces questions dépassent toute l'expérience possible, dans les autres domaines il n'est pas permis d'y manquer, et si la logique paraît ne pas s'accorder avec le réel, c'est qu'on a oublié un élément du réel. Il faut donc chercher où est la faute. Est-elle en ce qu'on suppose que les gens cherchent leur avantage, qu'ils sont eux-mêmes logiques, alors qu'en fait ils sont plutôt conduits par des passions que par des intérêts ? Il est vrai que dans l'instant et dans le particulier les passions l'emportent. Mais pour Rousseau lui-même les intérêts ne l'emportent qu'en moyenne et à la longue. Et cela aussi est vrai. Chaque homme a ses passions, mais ses passions ne sont pas celles des autres et lui-même en change bien souvent, de sorte que les passions se détruisent et que ce sont les intérêts, ou plutôt ce qu'il y a de commun dans les intérêts, qui finit par ressortir. La loi que chacun cherche son intérêt est une loi fausse si l'on veut en tirer des conclusions dans un cas particulier; mais elle finit par être vraie dans l'ensemble, parce que les caprices. changent tandis que les intérêts sont plus stables. Il n'est pas absurde de compter qu'en moyenne et à la longue la conduite des gens sera gouvernée par leurs intérêts. Toute prévision serait impossible, dans le commerce et dans l'industrie comme en politique, si l'on n'admettait qu'en moyenne et dans une large mesure les gens suivent leur intérêt. On peut prévoir l'intérêt, mais non 1~ caprice. Et cette supposition qui permet de prévoir est en général vérifiée. ~ Où donc est la faute ? Il faut revenir au raisonnement de Rouss~u : chacun supportant pour sa part le poids des lois, personne n'a intérêt à rendre ce poids trop lourd. Cela suppose que !es lois pèsent également sur tous, c'est-à-dire qu'elles ont toujours un objet général, qu'elles concernent toujours également (ou proportionnellement à leurs capacités) tous les citoyens. En effet, c'est la condition que met Rousseau à la légitimité des lois, bien J?lus, à l'existence même de lois, de décisions légitnnes de l'autorité souveraine. Il refuse d'appeler loi ce qui ne concerne pas tous les citoyens. Ce qui concerne seulement une catégorie d'entre eux n'est à ses yeux qu'un décret et doit être ordonné par le pouvoir exécutif, non par le pouvoir législatif. On n'aurait jamais aucune garantie de justice et d'impartialité si le corps électoral, ou ce qui le représente, devait porter une loi concernant quelque minorité de ses membres. Il est évident qu'alors la majorité pourrait fort bien avoir intérêt _à oppr~er 1~ minorité. Il en est de même d'ailleurs s1 la lot devait concerner la majorité ; car pourquoi la majorité ne s'avantagerait-elle pas elle-même injustement ? C'est la raison J?Ourlaquell: Ro~sseau, tout comme Montesqweu (et quoi qu ~n ait pu dire là-dessus un jour à l'Assemblée nat10nalc ), exige la distinction des pouvoirs. Il veut Biblioteca Gino Bianco 341 certes que le pouvoir législatif soit considéré comme pluslimportant et plus fondamental que les autres, il l'appelle « le souverain», mais il ne veut pas que le souverain exerce directement le pouvoir exécutif et encore moins le pouvoir judiciaire. (Il faut voir là-dessus le Contrat social, livre III, chapitre IV : « Il n'est pas bon que celui qui fait les lois les exécute, ni que le corps du peuple détourne son attention des vues générales pour les donner aux objets particuliers. Rien n'est plus dangereux que l'influence des intérêts privés dans les affaires publiques, et l'abus des lois par le gouvernement est un mal moindre que la corruption du législateur, suite infaillible des vues particulières. Alors l'Etat étant altéré dans sa substance, toute réforme devient impossible. » Plus haut : « Il semble (...) qu'on ne saurait avoir une meilleure constitution que celle où le pouvoir exécutif est joint au législatif; mais c'est cela même qui rend ce gouvernement insuffisant à certains égards, parce que les choses qui doi~ent être distinguées ne le sont pas, et que le prmce et le souverain n'étant que la même personne, ne forment, pour ainsi dire, qu'un gouvernement sans gouvernement. » Au livre II, chapitre IV : « Quand le peuple d'Athènes, par exemple, nommait ou cassait ses chefs, décernait des honneurs à l'un, imposait des peines à l'autre, et, par des multitudes de décrets particuliers, exerçait indistinctement tous les actes du gouvernement, le peuple n'avait plus de volonté générale prop~ement dite, il n'agissait plus comme souverain, mais comme magistrat. » Et au même livre, chapitre v : « Mais, dira-t-on, la condamnation 'd'un criminel est un acte particulier. D'accord, aussi cette condamnation n'appartient-elle point au souverain; c'est un droit qu'il peut conférer sans pouvoir l'exercer lui-même. ») Ainsi ce qui garantit que les lois ne seront pas oppressives, en régime démocratique, c'est qu'elles aient toujours un objet général. « Par la nature du pacte, dit Rousseau, tout acte de souveraineté, c'est-à-dire tout acte authentique de la volonté générale, oblige ou favorise également tous les citoyens, en sorte que le souverain connaît seulement le corps de la nation et ne distingue aucun de ceux qui la composent. » « Le souverain n'est jamais en droit de charger un sujet plus qu'un autre, parce qu'alors, l'affaire devenant particulière, son pouvoir n'est plus compétent. » On voit ainsi que pour Rousseau tout pouvoir qui vient du peuple n'est pas légitime par cela seul. Le pouvoir légitime est celui qui vient du peuple, mais qui s'exerce dans certaines conditions. Alain est fidèle à Rousseau quand il dit : « La Saint-Barthélemy, quand elle aurait été approuvée par le plus grand nombre, n'était pas juste pour cela. » La majorité n'a pas de droit, en tant que telle, sur la minorité, car son droit ne serait que celui de la force. Elle n'a un droit que parce qu'elle représente, aussi
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