Le Contrat Social - anno VI - n. 6 - nov.-dic. 1962

328 remplacée par l'infaillibilité de la doctrine, le dogme intangible de la dictature, l'infaillibilité des maîtres de la doctrine infaillible, et de plus par des abstractions telles que la «conscience révolutionnaire », la «nécessité historique » et les « intérêts de la révolution et du peuple ». Ceux qui savent où. va !'Histoire ont évidemment le droit et le devoir de faire en sorte qu'elle y aille. Citons Lénine, écrivant avec une admirable candeur : «La notion scientifique de dictature s'applique à un pouvoir que rien ne limite, qu'aucune loi, qu'aucune règle absolue ne bride et qui se fonde directement sur la violence. La notion de dictature n'est rien d'autre que cela 4 • » Et s'adressant à Kourski, commissaire à la Justice, qui préparait le premier code pénal : Ce n'est qu'un brouillon. (...) Mais l'idée essentielle est claire, j'espère : exposer ouvertement la proposition juste en principe et politiquement (et non pas seulement au sens juridique étroit) qui motive l'essence et la justification de la terreur, sa nécessité, ses limites. Le tribunal ne doit pas éliminer la terreùr : faire cette promesse serait se leurrer ou tromper. Il doit la fonder et la légaliser en principe, clairement, sans hypocrisie et sans fard. Il faut trouver une formulation aussi large que possible, car seuls le sentiment révolutionnaire de la justice et la conscience révolutionnaire mettront des conditions à son application dans la pratique, à une échelle plus ou moins grande 5 • A cet égard, les hommes nouveaux n'avaient pas à « retourner aux normes léninistes » : celles-ci ne furent jamais abandonnées. L'organisation, noyau du léninisme. S1 nous pouvons espérer, voire escompter un · affaiblissement de l'élément apocalyptique dans l'idéologie d'une société qui fonctionne et qui dure, il ne faut pas oublier que le léninisme tire son originalité de ses «idées » primordiales ayant trait à l'organisation. Le bolchévisme est né d'une querelle à propos de l'organisation: comment les statuts devaient-ils définir un membre du Parti ? Qui devait avoir la majorité dans un journal (l'Iskra), qui ferait office à la fois de gardien de la doctrine et de noyau de l'organisation du Parti ? «Donnez-moi une organisation, écrivait Lénine au début de sa carrière, et je retournerai la Russie. » Dans l' organisation à laquelle il aspirait, expliquait-il, le « bureaucratisme » l'emportait sur le cc démocratisme », le « centralisme » sur l' «autonomie » : « elle s'efforce d'aller du sommet à la base et milite pour renforcer les droits et pour les pleins pouvoirs du corps central sur les parties». Quand, au congrès de· 1903, un thuriféraire du Comité central exhorta ce dernier à devenir l'« esprit omniprésent., unique », Lénine cria de sa place : 4. V. I. Lénine : Œuvres complètes, 4e éd., vol. 31, p. 366. 5. Ibid., vol. 33, p. 321. Bibli.oteca Gino Bianco . LE CONTRAT SOCIAL « Nié doukh, a koulak! (Non pas l'esprit, mais la poigne !) » L'idée du règne de l'élite, l'idée d'un parti d'avant-garde, l'idée d'incapacité politique de la classe ouvrière et d'hostilité immanquable de toutes les autres classes, l'idée qu'il fallait aussi à la classe ouvrière un dictateur, un surveillant pour l'obliger à remplir samission, ces « idées » sur l'organisation sont au centre même du léni- · nisme en tant qu'idéologie originale. Loin de «s'éroder», de «s'affaiblir» jusqu'à n'être plus qu'un simple « décor », ce sont précisément ces idées structurelles qui ont pris de l'importance, qui sont appliquées et systématisées. · Ces concepts limitent la possibilité d'une opinion publique organisée. Les rancunes, les pressions, le mécontentement, l'aspiration à un régime moins tyrannique et à un meilleur sort existent_ sous le despotisme, sous l'autocratie, dans les Etats totalitaires aussi .bien que dans toute autre société. En effet, dès que l'espoir se fait jour, ces phénomènes ont tendance à devenir endémiques, puis à s'intensifier. Le problème de la « direction des affaires » dans un système despotique consiste à empêcher que le mécontentement et les. revendications ne prennent une forme indépendante et organisée. Puisque l'Etat totaliste, en tant que force dirigeante, pénètre toutes les organisations sociales et les utilise comme courroies de transmission (montant des provocations, détruisant toute organisation qu'il ne peut intégrer à sa structure), il peut d'autant mieux maintenir le mécontentement fragmenté et inorganisé. Les premiers despotismes espionnaient leur peuple non pas seulement pour en extirper les trublions, mais souvent pour découvrir quelles réformes pouvaient atténuer le mécontentement, à condition toutefois que lesdites réformes n'affectent en rien leurs pouvoirs et leurs desseins. fondamentaux. Là encore, l'Etat totaliste est mieux armé, grâce à sa police omniprésente, que ne l'était un Haroun Al-Rachid, un Pierre le. Çirand, avec leur «espionnage » encore primitif. En 1936, l'idée essentielle que Lénine s'était faite d'une dictature fondée sur une élite et dotée d'un centre unique fut incorporée à la « Constitution la plus démocratique du monde» : l'article 126 énonçait que le Parti était « l'avant-garde des travailleurs et le noyau dirigeant de toutes les organisations, aussi bien sociales qu'étatiques ». Et pendant l'été de 1956, Khrouchtchev et consorts, faisant le point après leurs révélations sur Staline, confiaient à la Pravda : Quant à notre pays, le parti communiste est et s~ra le seul maître des esprits, des pensées, le seul porteparole, dirigeant et organisateur du peuple (souligné par nous).' · Il serait téméraire de croire qu'ils parlaient en l'air, il serait trompeur de nous persuader nousmê1:11-qesue les forces q~, à l'intérieur du pays, aspirent à des concessions, vont sans doute trouver la voie libre vers une organisation qui

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