Le Contrat Social - anno VI - n. 6 - nov.-dic. 1962

326 .Présidium, et quelques autres de surcroît. Le souvenir des terribles _épreuves des années 30, les signes avant-coureurs d'une nouvelle épuration massive quelques mois avant la mort du dictateur, l'atmosphère de terreur dans laquelle étouffaient jusqu'à ses plus proches collaborateurs et la peur motivée de tous les autres, tout concourait à rendre nécessaire une direction collégiale. Certes, il n'est rien, dans le règne d'une oligarchie, ou dans un interrègne plus ou moins long entre deux despotismes, qui soit par nature incompatible avec un pouvoir total (non partagé) ou totalitaire (embrassant la totalité). Il est néanmoins difficile de comprendre le sérieux des spécialistes qui discutent de la direction collégiale comme introduite dans les institutions en permanence, mieux encore comme l'amorce d'une dispersion du pouvoir. Ce qui est remarquable dans cette collégialité, c'est la rapidité avec laquelle le premier triumvirat - Malenkov, Molotov, Béria - fut évincé et liquidé. Alors que Staline avait mis dix ans à se défaire de ses rivaux en puissance, Béria disparut au bout de quelques mois. En moins de deux ans, les plus sceptiques durent admettre que Khrouchtchev était «plus égal que les autres égaux », qu'il administrait la preuve, dans bien des cas, que «pouvoir égale savoir» et qu'en s'exprimant sur des questions de programme, il gardait la haute main sur les leviers de commande 2 • Il faut rappeler que les triumvirats, duumvirats et autres directoires sont considérés comme une transition dans la succession à un despote, ·quand aucun principe de légitimité ne désigne le successeur et quand n'existent pas de freins prévus par la société elle-même, au-dessous et en dehors du pouvoir central. La dynamique entière de la dictature exige un dictateur indiscutable; l'autoritarisme, une autorité reconnue; ·une doctrine infaillible, quelqu'un qui l'applique et l'interprète ; une vie totalement militarisée, un commandant en chef. Un pouvoir centralisé, non partagé, universel et «messianique » exige un symbole «charismatique » qui détienne le . pouvoir. Tant qu'une direction collégiale ne s'élargit pas rapidement et résolument au lieu de se rétrécir; tant qu'elle ne se reconnaît pas ouvertement comme «pré-légitime» et qu'elle n'aspire pas à se substituer un pouvoir plus large qui ne soit point dictatorial ; tant que le pouvoir n'irrigue pas les cellules du Parti (ce qui n'a jamais été, même sous Lénine) pour en submerger ensuite les digues et se répandre dans les corps constitués qui se seraient organisés indépendamment de l'Etat et du Parti, rendant ainsi quelque inititative à la société, face au Parti et à l'Etat ; tant que ne rivalisent pas des corps organisés ou constitués, des groupements spontanés, et enfin des partis; en d'autres termes, 2. Ecrit avant l'éviction du « groupe antiparti ,. Bibli.oteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL tant que ne se créent pas des freins à la concentration du pouvoir au sommet, ce qui non seulement ralentirait, mais véritablement renverserait le courant totalitaire - il y a tout lieu de tenir n'importe quel directoire, n'importe quelle direction collégiale, pour un interrègne entre deux dictateurs. L'épuration et la terreur furent toutes deux instituées par Lénine, puis portées jusqu'à leur «point de perfection » par Staline. Si l'on néglige l'élément purement personnel (paranoïa et goût de la vengeance), l'épuration du Parti et la terreur dans la société servent bon nombre des desseins «rationnels » du régime totalitaire : elles fondent l'infaillibilité du Parti, de sa direction et de sa doctrine ; elles maintiennent le Parti en «état de grâce » (zèle, pureté doctrinale, dévotion fanatique, discipline, subordination, mobilisation totale) ; elles atomisent la société dans son ensemble ; elles brisent toutes les structures non étatiques et tous les centres de solidarité; elles renouvellent l'élite, rejettent le bois mort et mettent en avant des forces neuves; elles désignent des coupables pour chaque erreur et permettent de dramatiser chaque tournant jugé nécessaire ; elles rendent possible le maintien de la priorité de l'industrie lourde, les emprunts forcés pour les grands investissements, l' obéissance sans murmure et une relative efficacité dans la production, la collectivisation agricole, la culture enrégimentée et bien d'autres objectifs du même ordre de l'Etat totaliste. Toutes ces pratiques ont été si bien implantées que, dans une large mesure, elles sont à présent considérées comme normales et passées à l'état de « seconde nature». Staline lui-même donnait en 1939 l'assurance qu'il n'y aurait plus jamais d'épuration massive. Sauf dans l'armée et parmi les écrivains juifs, l'épuration devint physiquement plus modérée jusqu'à ce que, les symptômes ·de paranoïa se précisant, Staline donnât l'impression très nette de vouloir inaugurer une nouvelle ère d'épuration massive peu avant sa mort. Le premier soin de ses héritiers, autour de sa dépouille, fut de contremander cette épuration dépourvue d'objectif «rationnel» et en même temps menaçante pour la plupart d'entre· eux. L'ère de Khrouchtchev IL NE FAUDRAIT cependant pas croire que l'épuration « modérée » ne soit plus pratiquée, ou encore que l'on puisse s'en passer. Lors de la préparation du XXe Congrès, les épigones ont prouvé qu'ils savaient user des « normes léninistes » suivant lesquelles chaque congrès, depuis le X0 , a été précédé d'une certaine ·épuration du Parti. Tous les secrétaires régionaux _et les comités directeurs furent «renouvelés », 37 % des délégués au XIX° Congrès disparurent de la scène, 44 % des membres du Comité central

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