Le Contrat Social - anno VI - n. 6 - nov.-dic. 1962

M. MASSENET Une mission aussi vaste implique une attitude complexe de la part du président. Il doit animer l'Etat sans se substituer aux pouvoirs, régler la vie publique sans la remplir à lui seul, être placé dans une situation, telle que soient assurées à la fois son autorité et son indépendance. L'autorité impliquait que le président de la République cessât d'être désigné par le Congrès, car cette forme d'élection le mettait dans la dépendance étroite des assemblées, ainsi que l'a montré l'affaire Millerand, et dans l'incapacité de prendre, en cas de péril, une initiative de salut, comme on a pu le constatet en 1940. L'indépendance ne pouvait être assurée que par une élection non partisane : le principe même de l'élection au suffrage universel indirect était de nature à placer le président dans une situation arbitrale qui lui aurait permis d'exercer sa mission, c'est-à-dire de faire émerger un système parlementaire viable en imposant aux différents pouvoirs les correctifs nécessaires pour assurer la continuité, l'harmonie et l'efficacité dans la gestion de l'Etat. Il est évident que r élection au suffrage universel ne peut lui conférer la même indépendance. Parmi les arguments échangés au cours des débats qui ont précédé le référendum, l'un des plus gravement inexacts était le suivant : le fait d'élire au suffrage universel le président de la République n'ajoute rien, disait-on, à ses pouvoirs, qui restent définis par le texte de 1958. On peut au contraire affirmer que ceux-ci résultent beaucoup moins des textes qui les définissent que de son mode d'élection. Elu par la Chambre et le Sénat réunis en Congrès, comme ce fut la règle sous les IIIe et ive Républiques, le président est réduit à l'impuissance, quelle que soit l'étendue théorique de ses prérogatives. Elu au suffrage universel indirect, selon le système défini en 1958, il est solidement armé pour régulariser le jeu des institutions, assumer le rôle d'un arbitre actif et, dans des circonstances exceptionnelles, celui d'un recours suprême. Elu au suffrage universel et disposant des pouvoirs que lui reconnaît le texte de 1958, le président cumule l'étendue de son assise politique et celle de ses pouvoirs : aucune instance, aucune autorité, · aucune responsabilité ne peuvent alors mettre un frein à ses initiatives. Placé vis-à-vis de l'Assemblée en position de rival, ce personnage tout-puissant risque d'être tenté de donner à des conflits possibles des solutions brutales. Dans ces conditions, on se demandera comment des hommes raisonnables ont été conduits à proposer une modification constitutionnelle visant à assurer l'élection au suffrage universel du président de la République. Pour le comprendre, il faut analyser la source des diverses propositions qui ont abouti à rendre cette idée relativement pofulaire. Car ses partisans, pour nombreux qu ils paraissent, forment une cohorte aux mobiles peu homogènes. Parmi eux, on trouve en premier lieu l'ensemble des gaullistes anxieux de voir survivre à de Gaulle Biblioteca Gino Bianco 319 le régime que celui-ci a créé. Afin de conserver au pays le bénéfice de la stabilité gouvernementale et de la ferme impulsion dont le premier président de la ve République a donné l'exemple, ils veulent élargir la «plate-forme» sur laquelle repose l'autorité de celui-ci ; ils tiennent que seul le général de Gaulle a pu dominer les démons du régime d'assemblée à partir de l'assise étroite que représente l'élection au second degré par des représentants des collectivités locales, et que son successeur ne pourra puiser l'énergie nécessaire que dans un contact direct avec le peuple. D'autres réformateurs se recrutent dans les cercles technocratiques soucieux de déterminer le système politique le plus favorable au développement de leur influence. Or un régime de monarchie élective paraît répondre doublement à leurs vues. L'autorité de l'exécutif y permet des réformes, et ce motif persuade les meilleurs. Mais pour d'autres, ]'engouement pour le présidentialisme cache des arrière-pensées. En effet, la perspective d'une élection au suffrage universel du chef de l'Etat attire certaines jeunes équipes de technocrates qui pensent pouvoir, grâce à une campagne publicitaire menée selon des procédés éprouvés, pousser au pouvoir un chef de file et s'assurer la direction des affaires pour une période assez longue. Il faut faire un sort à part aux théoriciens du droit constitutionnel partisans de l'établissement d'un régime présidentiel véritable. Ceux-ci se placent dans les perspectives les plus modernes de la direction des Etats et cherchent à assurer, d'une part, la stabilité et l'autorité du gouvernement, d'autre part, le caractère démocratique du régime. En ce qui concerne l'autorité et la stabilité du gouvernement, ils estiment nécessaire de concentrer l'attention du public sur un guide et de doter celui-ci de l'ensemble des pouvoirs exécutifs, tandis qu'une Assemblée souveraine en matière législative détiendrait la réalité du pouvoir démocratique. Si des hommes dont le libéralisme est ·indiscutable en viennent ainsi à souhaiter l'instauration d'un régime présidentiel, c'est qu'ils constatent dans l'évolution politique une tendance marquée vers l'exercice du pouvoir personnel, le début de ce que M. Bertrand de Jouvenel a nommé« un nouvel âge du principat». Ils ont alors le souci de réglementer l'inévitable et de canaliser vers un minimum de libéralisme une évolution qui n'est pas d'essence démocratique. Mais la France ne s'achemine pas vers un tel régime; la réforme qui vient d'être adoptée par voie de référendum a un caractère tout diff érent. Elle ne peut être considérée à aucun point de vue comme l'établissement d'un régime présidentiel ; en revanche, elle peut être tenue pour un adieu à la formule du régime parlementaire assagi par l'arbitrage. C'est pourquoi nous estimons que notre pays vient d'être conduit au seuil d'une nouvelle aventure institutionnelle.

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==