Le Contrat Social - anno VI - n. 5 - set.-ott. 1962

292 . Te~es sont, les ':isions qui expliquent la déci- .sion, incomprehensible autrement, d'entreprendre au milieu d'une guerre désespérée et au pr~ d'un sacrifice énorme de main-d'œuvre de matériaux et de moyens de transports, l'e~t;rmination de quelque six millions de juifs, hommes, femmes et enfants. Il est aisé d'y reconnaître la vision même qui animait Emico de Leiningen et le Maître de Hongrie tant de siècles auparavant. MAIS, alors que l'idéologie nazie était franchemen~ obscurantist~ et atavique, l'idéologie commuruste s'est touJours targuée d'être « scientifi_que » e~ « pr~gressis_te » ; ce qui a tendu à obscurcir le fait qu elle doit beaucoup, elle aussi, à une esc~atol~~ie archaïque. Cette dette n'en est pas moins d importance, et diverse d'aspects. Chez Marx lui-même elle apparaît principalement comme une conviction que l'histoire est un ~ours do~é, ~out I?rès d'aboutir à l'âge ultime, age de « liberte », ou les hommes seront délivrés à jamais de toute subordination et contrainte. Cette con~eption de l'histoire fut largement répandue et diversement exposée par les philosophes du XVIIIe et du XIXe siècle ; avant Marx elle avait été éloquemment soutenue par Le;sing Sc!i~lling et Auguste Comte, par exemple. So~ on~ine est cep~ndant bien antérieure et Lessing, qui fut le premier à en donner une version modernisée, savait qu'il reprenait une tradition prophétique instaurée par Joachim de Flore. M~r~ se distingue de ses prédécesseurs par là conviction que cet « âge de liberté » ne surviendrait pas paisiblement, mais grâce à un soulèvement du I?r?létariat e~ ~- un~ _expropriation de la b?~rgeoisie. Ce qui 1 indu1s1t à penser ainsi fut evidemment le spectacle de la société indust~i~ll~du milieu du XIXe siècle où le prolétariat n e!ait p3:s seulef!lent . honteusement exploité, mais aussi en train de s'accroître rapidement. Cette attente d'une révolution prolétarienne dans l,es_pays_industrialisés,qui allait se révéler fausse, etait logiquement concevable pour un sociologue politique. _D'autre part, c'es~ un _modede pensée eschatologique, non pas sociologique, qui amena Marx à imaginer qu'une telle révolution aurait P?Ur ~é~ultat « un .saut ho~s d~ royaume de la ne~e~sit~dans celui de la liberte », « la fi.ri de la prehistoire et le commencement de l'histoire » ou, plus précisément, d'une société sans classes, sans gouvernement et où chacun fera le travail qui l~i plaît et ne prendra pour salaire que ce dont tl a besoin. Traits familiers du Millénium égalitaire où, comme dans les rêves des prophètes du Moyen Age, ce sont les pauvres qui jouent un rôle de messie collectif. On ne saurait cependant tenir Marx pour responsable des caractéristiques les plus déconcertantes du communisme d'aujourd'hui. Avant de mourir, il admit en termes clairs que le niveau ~ Bib.liotecaGino s·ianco DÉBATS ET RECHERCHES de vie des travailleurs de l'industrie d'une société capitaliste pouvait s'élever, était de fait en train de s'élever. Possibilité que Lénine se refusa obstinément à admettre, bien qu'à son époque déjà ce niveau fût en train de s'élever rapidement: Si le capitalisme pouvait élever le niveau de vie des masses de la population, qui partout (...) est condamnée à ne pas manger à sa faim et à végéter dans l'indigence, il ne serait pas le capitalisme, car l'inégalité de son développement et la situation des masses à moitié affamées sont les conditions premières, essentielles et inévitables de ce mode de production 7 • Lénine ressuscita et paracheva l'image du capitalisJ.?1~comme système d'oppression où la classe dirigeante, dans un suprême effort pour sauver ses profits, précipite la classe ouvrière dans le dernier des abîmes de pauvreté et de servitude. Cette image, qui continue à dominer la pensée communiste jusqu'à ce jour, n'a évidemme3:1t aucun rapport avec le développement véritable du capitalisme au xxe siècle ; en fait elle t_i~eson origi~e d'un trè~ lointain passé: La -yision commuruste du capitalisme contemp~rain o!fre la ve~sionsécularisée de cette croyance tres ancienne qui veut que l'aube du Millénium soit immédiatement précédée d'un âge d'angoisse et de tyrannie inouïes : dernier et furieux effort des pouvoirs sataniques, régime monstrueux de l'Antéchrist. - Il s'agit d'une vision remarquablement mal adaptée aux sociétés industrielles modernes et qui ne s'est révélée efficace que dans des sociétés arriérées et traditionalistes en état de décomposition. Fait significatif car, bien que Lénine se co?sidérât lui-~~me comme le plus pur des marxistes, ses manieres de penser fondamentales et son comportement politique ont leur origine dans un monde beaucoup plus primitif que celui de, 1\iarx. ~~ parti~ulier, en ~ré~t le p~rti bolchev!k~ Len1ne prit une direction qui aurait horrifie Marx, comme elle horrifia les socialistes et les marxistes de tous les p~ys, Russie incluse. Dès lors, les communistes eurent le sentiment d~apparte~r à une élite douée d'un pouvoir de vision uruque quant aux fins de l'histoire et chargée d'un rôle unique quant à leur accomplissement. Ils furent amenés par là à se considérer comme p!acés infiniment plus haut que le reste de l'humamté, y compris le prolétariat, et ils se sont conduits en conséquence. Les partis communistes peuvent bien continuer à parler de la lutte entre le « prolétariat ». et la, « ~ourgeoisie >!, ce qu'ils cherchent en fait à realiser, ce qu'ils réalisent partout où ils sont au pouvoir, c'est l'anéantissement de tous ceux qui bousculent l'image qu'ils ont _d~essée~'eu~-~êmes comme sauveurs prédestmes et infaillibles de l'humanité, comme 7. Lénine : L'impérialisme, stade suprême du capitalisme début du chapitre IV. · '

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