Le Contrat Social - anno VI - n. 5 - set.-ott. 1962

290 de l'Antéchrist que le premier prophète venu. Les rêves eschatologiques se nourrissaient de certaines des plus anciennes traditions du christianisme latin, et les mouvements que celles-ci inspiraient, même dans les milieux les plus inférieurs et les moins instruits, ne ressemblaient pas aux sectes strictement hérétiques. Ce n'est pas par leur rapport avec l' cc hérésie » ou l' « orthodoxie » que de tels mouvements se laissent définir. Ce livre est encore moins une histoire des révoltes sociales en tant que telles. Certaines périodes du Moyen Age furent fertiles en révoltes paysannes et en insurrections communales. Le bas peuple n'eut souvent qu'à se féliciter de la résistance habile et opiniâtre qui lui permit d'arracher certaines concessions et de s'assurer de substantiels avantages matériels ou sociaux. Le rôle des paysans et des artisans dans le rude combat séculaire contre l'oppression et l'exploitation fut loin d'être négligeable. Mais les mouvements décrits ci-dessus ne sont nullement représentatifs des efforts auxquels se livrèrent les pauvres pour améliorer leur sort. Ils constituent plutôt une classe à part de mouvements sociaux. Leur relative rareté ne les rend pas moins significatifs. Les prophètes élaboraient leur doctrine apocalyptique à partir des matériaux les plus divers - le livre de Daniel, l'Apocalypse, les oracles sibyllins, les spéculations de Joachim de Flore, la doctrine de l'égalité naturelle, - tous repensés, réinterprétés et mis à la portée du peuple. Cette doctrine était propagée parmi les masses et il en résultait quelque chose qui tenait à la fois du mouvement révolutionnaire et de la flambée de mystique salutiste. Mais cette mystique salutiste se distingue des autres en ce que le salut promis est à la fois terrestre et collectif. C'est sur cette terre que naîtra la Cité céleste et ses félicités couronneront non pas les tribulations de l'âme individuelle., mais les exploits épiques d'un peuple élu. Et de tels mouvements révolutionnaires se distinguent des autres par le caractère illimité de leurs buts et de leurs promesses. L'imagination en vient ainsi à conférer à un conflit social une importance unique et à le distinguer de tous les autres conflits de l'histoire : c'est un cataclysme dont l'univers sortira racheté et transfiguré. Or c'est là ce qui caractérise de notre temps les deux grands mouvements totalitaires, le communisme et le nazisme, surtout au stade de leur naissance révolutionnaire. Ce qui distingue ces mouvements des partis politiques européens traditionnels, c'est précisément cette façon de conférer à des espoirs ou à des conflits sociaux une signification transcendante, le mystère et la majesté du drame eschatologique. En ce sens, on peut considérer notre livre comme un prologue à une étude des grands soulèvements révolutionnaires de notre siècle. Les idéologues communistes et nazis ont euxmêmes deviné cette parenté. Alfred Rosenberg consacra un long chapitre de son Mythe du - Bibl.ioteca Gino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES xxe siècle à un exposé enthousiaste, quoique peu sûr,, des théories mystiques allemandes du xvie siècle et il rendit un hommage particulier aux Bégards et aux Béguines ainsi qu'aux Frères . du Libre Esprit. Un historien nazi s'attacha, pour sa part, à interpréter le message du Révolutionnaire du Haut-Rhin. Quant aux communistes, ils continuent d'enrichir de nombreux volumes le culte de Thomas Muntzer inauguré par Engels. Mais si, dans ces ouvrages, les prophètes d'une époque révolue apparaissent comme de lointains précurseurs, il est parfaitement possible de faire le raisonnement inverse et de considérer qu'en dépit de leur utilisation des techniques les plus modernes, le communisme et le nazisme s'inspirent de mythes profondément archaïques. Tel est bien le cas. On peut montrer (une démonstration détaillée exigerait un autre volume) qu'à bien des égards les idéologies communiste et nazie, quelque grandes que soient leurs différences, doivent toutes deux beaucoup à ce très ancien corps de doctrine que constitue la tradition apocalyptique populaire. Il est vrai qu'au x1xe siècle cette tradition fut réinterprétée en termes modernes. Un mode de pensée franchement et naïvement surnaturaliste fut peu à peu remplacé par une attitude séculière et qui se prétendait même scientifique, si bien que les revendications autrefois formulées au nom de la volonté de Dieu le furent alors au nom des fins de l'histoire. Mais l'exigence resta la même : purifier le monde en éliminant les· agents de sa corruption. POUR ce qui est du nazisme, l'inspiration apocalyptique saute aux yeux. Hitler fut considéré par ses partisans comme un messie qui allait renouveler toute chose et le Millénium nazi - cet empire qu'il promit, dans une phrase célèbre, d'établir pour mille ans - devait être un empire où (tout comme dans les rêves du Révolutionnaire du Haut-Rhin) la race des seigneurs, la race germanique, dominerait les races inférieures, devenues, ses esclaves. Le sang aryen, selon Rosenberg, serait la substance même de la divinité; et ceux chez qui ce sang était censé être le plus pur - par exemple, les S.S. - étaient dressés à se considérer comme des surhommes ayant droit à une domination absolue de la terre. Mais, avant que cet idéal puisse être réalisé, un vaste combat devait être engagé - un combat à l'échelle mondiale, un combat qui ne ferait de Hitler et de ses associés ni des nationalistes ordinaires ni même des· racistes ordinaires. Leur imagination était obsédée par un mythe très spécial : ils étaient convaincus que la « juiverie internationale » se livrait à un effort gigantesque et secret pour dominer et enfin détruire le monde. Et ils se voyaient vraiment comme des sauveurs désignés par Dieu pour délivrer l'humanité

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