Le Contrat Social - anno VI - n. 5 - set.-ott. 1962

280 Si l'on doit inculquer aux élèves une interprétation marxiste, tout en leur laissant libre accès ·à la littérature mondiale et à la présentation objective de tous les faits et théories, alors une bonne partie de l'orthodoxie perd de sa force de persuasion. Comment parler allégrement des « inévitables crises aiguës du capitalisme » si l'on est libre en même temps d'étudier les théories de Keynes ? Et comment discuter de la guerre civile en Russie sans mentionner le rôle de Trotski ? A se confiner aux documents officiels, on se heurte aux tabous inévitables qui provoquent le mécontentement des étudiants. Et même si un étudiant accepte l'orthodoxie soviétique pendant ses études à Moscou, il découvrira à coup sûr en rentrant chez lui que les connaissances restreintes acquises en U.R.S.S. ne le préparent nullement à la carrière· de juriste ou d'historien, même dans le pays non communiste le plus arriéré. Il en résulte que l'Union soviétique risque de se faire des ennemis en voulant se faire des amis. UNE RÉFORME s'imposait à l'Université de l'Amitié pour atteindre son objectif fondamental : former des techniciens prosoviétiques pour les nouveaux États d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine. Le sens de cette réforme a été franchement révélé par Roumiantsev dans son article déjà cité : « La nouvelle Université, écrivait-il, est destinée avant tout à ceux qui, quoique doués, ne peuvent recevoir une instruction ni dans leur propre pays ni dans les pays occidentaux» (souligné par nous). Qu'est-ce à .dire en pratique ? A l'heure actuelle, les étudiants étrangers qui veulent entrer dans une université soviétique sont sélectionnés par les organismes universitaires de leur pays, par leur gouvernement et par l'U.N.E.S.C.O. Or, pour l'Université de l'Amitié, les candidats seront choisis à l'avenir, selon Roumiantsev, « par des organisations sociales et des personnalités représentatives», c'est-à-dire les partis communistes locaux sous la sun_reillance des ambassades soviétiques. Les candidats retenus seront ceux qui aspirent à entrer à l'université, mais « ne peuvent le faire » ailleurs. Roumiantsev prend soin de préciser qu'il s'agit surtout de candidats ·appartenant aux classes pauvres et qui, malgré leur intelligence, n'ont pas une formation scolaire suffisante pour accéder normalement aux études supérieures. L'U.R.S.S. a fait l'expéBiblioteca Gino Bianco L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE rience de la formation de ces jeunes dans les années 20 et 30 : lorsqu'une occasion inespérée s'offre à eux de recevoir une instruction poussée, ils sont d'habitude trop absorbés pour faire preuve d'esprit critique à l'égard des matières enseignées. Cela ne s'applique pas aux jeunes gens (de quelque classe sociale que ce soit) de formation secondaire qui entrent à l'université, mais aux jeunes peu instruits des classes les plus pauvres, qui voient ·subitement s'ouvrir devant eux des perspectives inattendues d'ascension sociale. Il est possible de faire d'eux des techniciens et des scientifiques tout en les endoctrinant dans l'idéologie appropriée. Fort peu de jeunes issus d'un tel milieu social acquièrent l'ouverture d'esprit de ceux qui ont suivi des études plus systématiques ; les autres sentent leur infériorité et cherchent un appui en s'accrochant les uns aux autres et à leurs maîtres. Le fait qu'ils acceptent comme vérité première les dogmes enseignés à l'école ne signifie pas qu'ils soient incapables de jouer le rôle d'une « intelligentsia technique » : l' expérience de l'Union soviétique prouve le contraire. Mais la même expérience a démontré que les jeunes d'âge universitaire qui n'ont que quatre à sept ans d'école profitent mal des études dans les écoles supérieures de type courant : il leur faut un système d'enseignement particulier. Pendant les vingt premières années du régime, les rab/ak - écoles pour paysans et ouvriers - répondirent à ce besoin. L'Université de l'Amitié des peuples est le rab/ak de Khrouchtchev pour étudiants des régions sous-développées. Comme les écoles supérieures soviétiques ont aujourd'hui des programmes uniformes, elles ne se prêtent pas à la formation de jeunes « qui ne peuvent recevoir une instruction ni dans leur propre pays ni dans les pays occidentaux». Les dirigeants du Kremlin n'ont pas l'intention de rivaliser avec l'Occident pour préparer les étudiants afro-asiatiques à devenir une intelligentsia du genre traditionnel : ils ont décidé de renouveler à l'échelle internationale l'expérience qui consiste à former une « intelligentsia d'un type nouveau», qui, pour une génération au moins, puisse rester fidèle à la doctrine soviétique. Ils espèrent par là exercer une influence considérable sur la vie des pays qui ont accédé récemment à l'indépendance. ·Le succès de l'expérience n'est toutefois pas garanti. . DAVID BURG. (Traduit de l'anglais) ,

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==