Le Contrat Social - anno VI - n. 5 - set.-ott. 1962

D. BURG Les utopies résistent mal à la lumière des faits. C'est notamment vrai si l'on compare la réalité soviétique aux mythes de la propagande. Theophilus Okonkwo, un étudiant nigérien qui séjourna à Moscou deux ans et sept mois et reconnut qu'il était procommuniste en s'y rendant, nous a déclaré : « J'ai compris que tout n'était pas comme je l'avais imaginé quand les étudiants russes ont commencé à me poser des questions révélant leur conception déformée du monde extérieur et leur aspiration à découvrir des faits leur étant jusqu'alors inaccessibles. » L'utopie se dissipa et fit place à un sentiment aigu de déception, comme n'aurait jamais pu en connaître un individu arrivé à Moscou neutre ou hostile au communisme. Un étudiant de l'Ouganda, Everest Mulekegi, a déclaré à la journaliste américaine Priscilla Johnson : « Nous sommes devenus si amers, si obsédés par notre propre situation,. que nous ne pouvons ni étudier ni parler de quoi que ce soit d'autre. » * ,,. ,,. LES RAISONS de cette déception peuvent se résumer ainsi : isolement forcé des étudiants étrangers, ressenti dans certains cas (quoique parfois à tort) comme de la ségrégation raciale ; absence de liberté de pensée et de parole, sensible d'abord dans l'enseignement, en particulier dans les cours de marxisme-léninisme suivis volontairement par les procommunistes malgré leur caractère facultatif pour les étrangers ; manque de liberté politique; impossibilité d'organiser des associations indépendantes même pour les étudiants étrangers ; impossibilité d'exprimer ses sentiments quand, coïncidant d'une manière générale avec la politique soviétique, ils s'opposent à elle sur des détails (les autorités interdirent ainsi une manifestation des Africains contre les essais atomiques français au Sahara, pour la seule raison que Khrouchtchev s'apprêtait alors à partir pour Paris) ; bureaucratie (laissez-passer, certificats et permis de toute sorte) ; pression constante exercée sur les non-communistes, non pas tant pour les convertir à la vraie foi que pour les forcer à se conduire comme s'ils étaient convertis; hypocrisie et mensonges; enfin, stupidité de certains fonctionnaires soviétiques allant jusqu'à déclarer aux étudiants africains qu'ils étaient des impérialistes parce qu'ils parlaient des langues impérialistes, l'anglais et le français. Tout cela aboutit à un conflit ouvert, à la formation d'une <c Union des étudiants africains à Moscou » clandestine, au départ et au renvoi de di7.ainesd'étudiants, parmi lesquels les organisateurs. Ceux-ci adressèrent aux chefs des gouvernements africains une « lettre ouverte » &a°! fit une grosse impression sur les étudiants s les p1ys africains. (Le conflit politique presque ouvert à l'Université de Moscou eut é$alement un effet démoralisant sur les étudiants soviétiques.) Biblioteca Gino Bianco 279 Les procommunistes déçus étaient les protestataires les plus bruyants. Cela ne veut cependant pas dire que ceux qui étaient vraiment neutres ne furent pas affectés. L'intolérance des communistes à l'égard de la neutralité idéologique en consterna beaucoup. Voici ce qu'en dit un étudiant retour de Moscou : « S'ils voient que l' étudiant est vraiment neutre, qu'il n'est pas disposé à s'engager (politiquement), ils le considèrent comme un homme dangereux et un indésirable 9 • » Les raisons précises du mécontentement des neutres furent résumées dans une lettre adressée par sept étudiants somaliens au premier ministre de leur pays 10 • Ils se plaignaient des mauvaises conditions de vie, de la discrimination raciale (qu'ils confondaient parfois avec la ségrégation à laquelle sont soumis les étrangers dans la société soviétique) ; du manque de respect pour leurs cérémonies et usages religieux ; d~s menaces qui accompagnaient toute expression de mécontentement; de la censure du courrier.).de pressions de toutes sortes, sinon de répression, au moindre signe de « déviation politique ». Ainsi une situation paradoxale s'est créée parmi les étudiants de pays non communistes : les seuls à ne pas exprimer de mécontentement ouvert sont, généralement, soit les étudiants occidentaux et pro-occidentaux (comme les Indiens) qui, dès l'origine, avaient une idée plus ou moins claire de ce qui les attendait, soit les jeunes communistes de pays tels que la Syrie et l'Irak, si étroitement liés au Parti que s'ils rentraient chez eux ils seraient arrêtés. D'autre part, les neutres et les procommunistes des pays occidentaux critiquent pour la plupart ouvertement. L'Université de l'Amitié était destinée, au moins en partie, à redresser cette situation, grosse de complications internationales et intérieures. Dans une université séparée, on peut laisser aux neutres une plus grande liberté de discussion sans craindre la contagion sur les étudiants soviétiques. La contradiction entre réalité et propagande ne sera probablement pas si sensible pour les étrangers dans l'atmosphère artificielle de cette université, où des « étudiants » soviétiques soigneusement sélectionnés pourront maintenir le ton optimiste adéquat, chose impossible dans une université de type courant avec ses opposants, ses raisonneurs cyniques et ses stiliagui éperdument pro-occidentaux. Cependant, l'isolement de la vie normale dont se plaignent les étrangers ne peut que s'aggraver à l'Université de l' Amitié : ce n'est pas sans raison qu'elle a été surnommée « Université de 1' apartheid » 11 • Et le problème fondamental qui consiste à enseigner, dans un pays communiste, les humanités à des étudiants du monde extérieur, n'est pas davantage résolu. 9. US News and Wor/d Report, Washington, 1er noüt 196o. 10. Youth and Preedom, vol. 4, n° 1, pp. 15-16. 11. Harper's MagtUine, /oc. cit.

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