Le Contrat Social - anno VI - n. 5 - set.-ott. 1962

revue kistorique et critique Jes /aits et Jes iJées - bimestrielle - SEPT.-OCT. 1962 B. SO 'UV ARINE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . SIDNEY BOOK ................... . ' V ,ALENTIN' CHU' . . . . . . . . . . . . . . . . . . . VOL. VI, N° 5 Le rêve communiste et la réalité 1 Marx et l'aliénation Les affameurs PAGES OUBLIÉES LOUIS BLANC DAVID BURG S. SCHWARZ S. STRANNIK . . . . . ... . . . . ..... . . . . La Présidence et le suffrage universel L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE .. . .. . . . . . ... . . . . .. . . . . . . .. . . . . . ... . . . . . . . . . . ... . . . . .. . . . . . .. . . L'Université de l 'Amitié des peuples Khrouchtchevet le système de terreur Les revenants et les autres DÉBATS ET RECHERCHES NORMAN COHN • . . • • • . . • . • . . • . • • • Permanence des millénarismes MICHEL COLLINET............... Joachim de Flore et Je Troisième Age QUELQUES LIVRES CoLIN CLARK : Statistiques défaitistes Comptes rendus par RICHARD PIPES, YVES LÉVY, B. Souv ARINE INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS Biblioteca Gino Bianco

• Au sommaire des derniers numéros du CONTRAT SOCIAL JANV.-FÉV. 1962 B. Souvari ne Monolithisme de façade · Arthur A. Cohen Le « maoïsme » Walter Kolarz Le communisme en Afriqueoccidentale E. Delimars Lajeunessesoviétiqueet ses aînés Paul Barton Périodisation de /'économie soviétique Aimé Patri Heideggeret le nazisme Théodore Ruyssen Les « Carnets » de P.-J.Proudhen Chronique « L'fnnemi de la Société » MAI-JUIN 1962 B. Souvarine Le communisme et l'histoire Merle Fainsod Conditionde l'historien soviétique Michel Collinet L'homme de la nature ou la nature de l'homme Léon Eméry Le « Contrat social » et la genèse des cités Z. Jedryka Rousseau et la dialectique de la liberté Robert Derathé · Rousseau et le problème de la monarchie Yves Lévy Machiavel et Rousseau Chronique Volgograd MARS-AVRIL 1962 B. Souvarine Le spectre jaune David L. Morison Moscou et l'Afrique Léon Emery Les nations et la supra-nation L. Pistrak Khrouchtchev et /es tueries Robert Conquest Les morts successivesde Staline K. Papaioannou Dialectiquedu révisionnisme Eugène Zamiatine Lettre à Staline Chronique La Ligue arabe JUILLET-AOUT 1962 B. Souvari ne Les clairs-obscursdu néo-stalinisme Léon Emery L'Europe et l'Union soviétique Ch. Bird L'africanisme en U.R.S.S. L. Pistrak L'Afrique vue de Moscou Maximilien Rubel Le concept de démocratie chez Marx E. Delimars Staline, « génie militaire » Lucien Laurat Qui l'emportera ? Documents La dé~apitationde I' Armée rouge ( Ces numéros sont en vente à l'admlnlslratlon de la revue, 165, rue de l'Université, Paris 7e Le numéro : 3 NF .Biblioteca Gino Bianco

le COMSMOClll rnue l,istori9ue et criti(Jue Jes /nits et Jes iJüs SEPT.-OCT. 1962 - VOL. VI, N° 5 B. Souvarine ........ . Sidney~Hook ........ . Valentin Chu ....... . Pages oubliées Louis Blanc ......... L'Expérience communiste David Burg ......... . S. Schwarz S. Strannik .......... .......... Débats et recherches SOMMAIRE Page LE R~VE COMMUNISTE ET LA RÉALITÉ . . . . . 253 MARX ET L'ALIÉNATION . . . .. .. . . . . . . . . . . . .. 259 LES AFFAMEURS ............................. 263 LA PRÉSIDENCE ET LE SUFFRAGE UNIVERSEL 272 L'UNIVERSITÉ DE L'AMITIÉ DES PEUPLES. . . . 277 KHROUCHTCHEV ET LE SYSTÈMEDE TERREUR 281 LES ·REVENANTS ET LES AUTRES . . . . . . . . . . . 285 Norman Cohn........ PERMANENCE DES MILLÉNARISMES . . . . . . . . . . 289 Michel Collinet . . . . . . . JOACHIM DE FLORE ET LE TROISIÈME AGE. 296 Quelques livres Colin Clark.......... STATISTIQUES D~FAITISTES............................ 302 Richard Pipes ...... . Yves Lévy .......... . B. Souvari ne ........ . Biblioteca Gino Bianco THE FIRST RUSS/AN REV/SIONISTS, de R. KINDERSLEY • . . . 304 FRANKREICHSWEG VON DER VIERTEN ZUR FUNFTEN REPUBLIK, de LUCIEN LAURAT . . .. .. . .. .. .. . . . . • • . . . 306 MÉMOIRE POUR LA RÉHABILITATIONDE ZINOVIEV, de G~RARD ROSENTHAL . . . . • • . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 306 ŒUVRES PHILOSOPHIQUES, de GEORGES PLEKHANOV.. 309 Livres reçus

DIOGÈNE Revue Internationale des Sciences Humaines Rédacteur en chef : ROGERCAILLOIS N° 40 : Octobre-Décembre 1962 SOMMAIRE Adolphe Portmann . . . . . . . . . Préface à une anthropologie. Georges Canguilhem . . . . . . . La monstruosité et le monstrueux. Marc Chapiro . . . . . . . . . . . . La machine et la liberté. Jean Château . . . . . . . . . . . . . Règle et turbulence dans le jeu enfantin. FrancescoGabrieli . . . . . . . . . La poésie arabe ancienne. Edmond Cary . . . . . . . . . . . . . Pour une théorie de la traduction. Youri Knorozov Chroniques Le problème du déchiffrement de l 'écriture maya. Takeo Kuwabara . . . . . . . . . . Tradition et modernisation dans le Japon d'après guerre. Index général des numéros 1 à 40 RÉDACTIONET ADMINISTRATION: 6, rue Franklin, Paris-16e (TRO 82-21) Revue trimestrielle paraissant en quatre langues : anglais. arabe, espagnol et français. L'édition française est publiée par la Librairie Gallimard, 5, rue Sébastien-Bottin, Paris-7e les abonnements sont souscrits auprès de cette maison (CCP 169-33, Paris) Prix de vente au numéro : 5 NF Tarif d'abonnement : France : 18 NF ; Etranger : 23 NF .Biblioteca Gino Bianco

rtv11eltistori'lueet criti'/ue Jes faits et Jes iJées Sept.-Oct. 1962 Volume VI, N° 5 LE RÊVE COMMUNISTE ET LA RÉALITÉ ADEUX MOIS du 45e anniversaire de l'Etat ~ soviétique, dès le début de septembre, la presse de Moscou menait déjà grand tapage cc en l'honneur du 45e anniversaire du Grand Octobre» (Pravda du 7 septembre et jours suivants). Chaque jour elle exho1te les travailleurs à faire leur travail, les agriculteurs à rentrer les récoltes, les uns et les autres à battre des records, à réaliser le plan septennal, à progresser dans la voie qui conduit du socialisme au communisme. Car il est entendu que le socialisme est instauré en Union soviétique depuis un quart de siècle et que le nouveau programme du Parti. exprime la transition du socialisme au communisme. On s'étonne d'abord que les heureux mortels comblés de bonheur socialiste aient besoin d'être constamment stimulés, aiguillonnés, rappelés à l'ordre, pour accomplir leur tâche normale mesurée pourtant avec compétence et sagesse par des guides omniscients et bien-aimés, toujo~ cc élus » ou réélus à l'unanimité et réputés infaillibles : tout au long de l'année, les éditoriaux de la Pravda ne cessent d'adjurer le peuple de construire et de produire conformément au programme, de labourer, ensemencer et moissonner en temps utile. Les privilégiés du socialisme, avant-garde de l'humanité pensante et laborieuse, ont-ils besoin de tels conseils, de propagande en permanence, d'appels véhéments et réitérés, de harcèlement quotidien, voire de promesses et de menaces, de récompenses et de châtiments pour faire simplement leur devoir après quarante-cinq ans d'un régime sans peur et sans reproche? On s'étonne ensuite de la distinction arbitrairement établie entre le socialisme et le communisme, au mépris de la doctrine formulée par les pères de l'Eglise soi-disant cc marxiste-léniniste». La diversité des termes n'avait jamais dissimulé l'identité du contenu, avant la création d'un Etat capable d'énoncer le dogme et de l'imposer par la force. Même si l'on admet en théorie une différence dans la répartition des biens, à chacun selon ses œuvres ou à chacun selon ses besoins, il reste que l'essentiel (toujours en théorie) caractérise l'un et l'autre régimes, à .savoir la suppression des classes et de l'exr.Ioitationde l'homme par l'homme. A en juger d après toute la documentation soviétique officielle, est-il possible de croire aux affirmationsrelatives à l'mstauration Biblioteca Gino Bianco du socialisme et aux perspectives du communisme? On s'étonne enfin d'une contradiction insoluble entre la prétention d'être à mi-chemin du socialisme au communisme, avec l'abondance qu'elle implique, et l'ambition avouée d'atteindre le niveau économique des Etats-Unis vers 1970 ou 1980 (on ne sait plus). Depuis bientôt un demi-siècle, Lénine a cru pouvoir constater et démontrer la cc putréfaction » du capitalisme. Dans sa brochure sur l'impérialisme, écrite en 1916, le chapitre VIII s'intitule : Le parasitisme et la putréfaction du capitalisme. Les interminables commentaires et développements de cette conception incorporée au cc marxisme-léninisme» font état constamment de ladite cc putréfaction » et identifient le capitalisme actuel, singulièrement l'impérialisme imputé aux Etats-Unis, à une cc charogne ». Or le nouveau programme du Parti et le plan septennal assignent à l'Etat socialiste comme but encore lointain de rejoindre cette «putréfaction», de rivaliser avec cette« charogne». Que penser de tant de modestie alternant avec tant de prétention ? Peut-être ne s'agit-il que de s'entendre sur le sens à donner à la notion de « socialisme », devenue étrangement confuse depuis que des pouvoirs politiques très disparates s'en réclament. Il faut donc se reporter d'abord, en s'y arrêtant plus qu'on ne l'a fait déjà, au rapport de Staline cc Sur le projet de Constitution de l'URSS » au VIIIe Congrès des Soviets, et en utilisant cette fois la traduction française officielle *. Car c'est dans ce rapport, motivant et justifiant la Constitution soviétique actuellement en vigueur, que se trouve l'énoncé doctrinal dont Khrouchtchev et l'actuelle « direction collective» n'entendent pas renier l'héritage. « LA VICTOIRE totale du système socialiste dans toutes les sphères de l'économie, nationale est désormais un fait acquis» disait Staline le 25 novembre 1936 devant les cadres supérieurs soviétiques enthousiastes. Et précisant : « Cela signifie que l'exploitation de l'homme par l'homme a été supprimée, liquidée, et que la propriété socialiste des instruments et • J. Staline : Lu Quutioru du léninism6. Moscou 1951, pp. 748-784. Dans le premier article du préc~dent numuo de notre revue, une erreur typOgraphique avait donn~ comme rff~rence la 28 ~dition russe alon que c'est la u• (onzi~e).

254 moyens de production s'est affirmée comme la base inébranlable de notre société soviétique. » « Toutes les classes exploiteuses ont été liquidées », poursuivait-il ; « le prolétariat de l'URSS est devenu une classe absolument nouvelle (.•.) qui oriente la société soviétique dans la voie du communisme ». S'il y a encore une classe ouvrière, des paysans et des intellectuels, «les contradictions économiques entre ces groupes sociaux tombent, s'effacent (...). Tombent et s'effaçent également les contradictions politiques qui existaient entre eux. » De même ont disparu les rivalités nationales : « Nous avons aujourd'hui un Etat socialiste multinational parfaitement constitué., qui a triomphé de toutes les épreuves et dont la solidité peut faire envie à n'rmporte quel Etat fondé sur une seule nation, de n'importe quelle partie du monde. » Bref, cc notre société soviétique a d'ores et déjà réalisé le socialisme dans l'essentiel; elle a créé l'ordre socialiste, c'est-à-dire atteint ce que, en d'autres termes, les marxistes appellent la première phase ou phase inférieure du communisme. Cela veut dire que la première phase du communisme, le socialisme, est déjà réalisée chez nous, dans l'essentiel. » Et encore : «Le socialisme, pour !'U.R.S.S., est ce qui a déjà été obtenu et conquis.» La nouvelle Constitution cc part de la liquidation de l'ordre capitaliste, de la victoire de l'ordre socialiste en U.R.S.S.» où «il n'existe plus de classes antagonistes». Telles sont les assertions principales maintes fois répétées avec de rares variantes dans les trente-six pages de ce rapport «historique». Elles ne prêtent point à malentendus ni contestations. Il n'est donc pas vrai que l'adoption du nouveau programme du Parti en 1961 marquât la ligne de démarcation entre deux «phases » du communisme, l'inférieure et la supérieure, le socialisme étant la phase inférieure ou première. On pourrait même prouver que les dirigeants soviétiques considéraient leur « système » comme socialiste « dans l'essentiel » bien avant la Constitution de 1936. Toujours est-il que ce socialisme a fait ses preuves durant plus d'un quart de siècle et que, pour le juger selon ses propres principes, il faut le comparer aux idées maîtresses de Lénine qu'aucun communiste ne récuse. Précisément les Editions en langues étrangères de Moscou ont publié récemment en français un recueil fort opportun d'écrits de Lénine, extraits de divers ouvrages, ayant trait à la question ici traitée, la seule qui importe à vrai dire, car l'expérience socialiste ou communiste qui se propose en exemple à l'univers n'a d'exemplarité qu'en tant que réali~ation du socialisme préludant au communisme. Construire des maisons, des usines et des barrages, produire des voitures, des tracteurs et des transistors, voire des fusées et des satellites, cela ne définit pas un système social. Il y eut différentes conceptions du socialisme avant celle de Staline, avant le national-socialisme d'Hitler, avant le socialisme Bibl.ioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL arabe de Nasser. Celle de Lénine, que revendiquent Khrouchtchev et consorts, est très explicite dans ses commentaires sur La Commune de Paris, titre du recueil qui vient de paraître, et dans ses vues sur l'Etat d'après les «enseignements » de Marx et d'Engels. On doit s'y référer, encore que la démonstration ne sera pas nouvelle, mais le petit livre édité à Moscou • sort à propos pour confondre les religionnaires du «marxisme-léninisme», à la veille d'un anniversaire à grand spectacle. LE CULTE de la Commune parisienne de 1871 fait partie de la religion marxiste-téniniste et ne souffre pas de restriction dans les pays où elle est .érigée en religion d'Etat. La source de ce culte remonte à Marx et à Engels par l'intermédiaire de Lénine, mais les deux apologistes de la Commune en son temps ne prévoyaient pas que leur défense de l'insurrection vaincue allait dégénérer en légende, puis en dogme. Ils n'avaient pas ménagé leurs critiques aux Parisiens avant l'événement, ils n'écoutèrent que leur sentiment de solidarité devant le fait accompli : le cœur a ses raisons. Mais ils ont doctriné en l'idéalisant l'action des Communards en des termes qui ne résistent guère à l'examen rétrospectif et dont Lénine n'a peut-être retenu que la lettre au lieu d'en sais~rl'esprit. On était assez mal renseigné à Londres sur la Commune quand Marx écrivit en quelques heures La Guerre civile en France au nom de l'Internationale, « adresse » fameuse qui, aussitôt après la semaine de Mai, exaltait l'épisode révolutionnaire et tentait d'en dégager la «portée historique». Incontestablement cet écrit éloquent, passionné, si remarquable à maints égards, est à l'origine de la ferveur avec laquelle toutes les écoles socialistes commémorent depuis bientôt cent ans l'anniversaire de la Commune. Dans son Introduction de 1891 à la réédition de l' Adresse, Engels restait encore fidèle aux idées qu'il partageait avec Marx lors de la rédaction du document collectif. Quant à Lénine, il n'a guère pris la peine d'étudier la Commune en elle-même, se bornant d'abord à puiser dans .Marx (p.on seulement dans La Guerre civile en France, mais dans les Lettres à Kugelmann qu'il a préfacées) les arguments dont il avait besoin pour polémiser avec Plékhanov après la révolution russe de 1905. Ces arguments s'emparent de sa pensée au point de se confondre avec elle et il en fera une pièce fondamentale de son credo en pleine révolution de 1917. Lénine n'ignorait pas que Marx et tout le Conseil général de l'Internationale envisageaient !'.éventualité d'une insurrection à Paris comme un~ A« folie », six mois avant qu' e~e ne se prod~s1t. Et que la Commune fut influencée par * En vente à la Librairie du Globe, 21, rue des Carmes, Paris. Ce qui suit peut tenir lieu de compte rendu analytique et critique du recueil (no pp.).

B. SOUV ARINB des proudhoniens et des blanquistes, non par des marxistes, lesquels n'existaient guère à l'époque et pas au sens ultérieur du terme. Il déplore le « cri bourgeois » que traduit le titre du journal de Blanqui : la Patrie en danger, car patriotisme et socialisme, dit-il, sont « deux objectifs contradictoires» qui « furent l'erreur fatale des socialistes français». Il croit que sous la Commune « le pouvoir passa au prolétariat », puis il corrige en disant que « le rôle principal fut naturellemement joué par les ouvriers (surtout par les artisans parisiens) », sans y regarder de trop près. Il se trompe évidemment quand il résume : « ••• Le prolétariat assuma deux tâches : libérer la France de l'invasion allemande et affranchir les ouvriers du joug du capitalisme en instaurant le socialisme. La réunion de ces deux tâches constitue le trait original de la Commune.» En fait, au commandant allemand qui avait écrit le 21 mars que ses troupes « ont reçu l'ordre de garder une attitude amicale et passive, tant que les événements dont l'intérieur de Paris est le théâtre ne prendront point, à l'égard des armées allemandes, -un caractère hostile et de nature à les mettre en danger », Paschal Grousset, délégué du Comité central aux Affaires extérieures, répondait le 22 mars : « ••• La révolution accomplie à Paris par le Comité central ayant un caractère essentiellement municipal n'est en aucune façon agressive contre les armées allemandes. » Les choses n'étaient donc pas aussi simples que ne le supposera Lénine. Quant à l'instauratton du socialisme dans une France paysanne, comment aurait pu y prétendre Paris « devenu ville libre» et dont la« puissante centralisation n'existe plus » ? ( expressions de la déclaration parue au Journal officiel de la Commune, 20 mars). Le Comité central proclamait que « l'œuvre première de nos élus devra être la discussion et la rédaction de leur charte, de cet acte que nos aïeux du moyen-âge appelaient leur commune », lit-on au Journal officiel du 27 mars. Le même jour, la section parisienne de l'Association internationale des travailleurs dénonçait « l'insolidarité des intérêts » comme cause de la guerre civile et prônait : « C'est à la liberté, à l'égalité, à la solidarité qu'il faut demander d'assurer l'ordre sur de nouvelles bases... » Retour à une tradition médiévale et répudiation des antagonismes de classes auraient composé un socialisme original. Lénine ne tient aucun compte des raisons qui opposaient résolument Marx et Engels à toute révolution prématurée, sous prétexte que devant le fait accompli, ils surent renoncer à leurs objections de principe. Mais si leur attitude prouve qu'ils n'étaient pas les doctrinaires secs que trop de gens imaginent, que ces matérialistes restaient à leur corps défendant des idéalistes incorrigibles, ce qui est tout à leur honneur, il n'empêcheque les raisonsvalablesavantl'insurrection ne perdaient rien de leur valeur. « Pas Biblioteca Gino Bianco 255 d'action de l'Internationale jusqu'à la conclusion de la paix», écrivait Engels à Marx en septembre 1870, citant l'ouvrier parisien Eugène Dupont en l'approuvant, en désapprouvant les « têtes folles ». Il ajoutait : « Avant la paix, nous ne pouvons absolument rien faire, et après la paix, ils [les ouvriers] auront tout à fait besoin d'un certain laps de temps pour s'organiser.» Dans une autre lettre, il répète peu après que si les ouvriers « enlevaient le pouvoir maintenant, ils recueilleraient la succession de Bonaparte et de la République bourgeoise actuelle. Ils seraient battus sans aucune utilité par les armées allemandes et cela les retarderait de vingt ans.» Le revirement sentimental des deux commentateurs, après coup, ne créait certainement pas les conditions requises selon eux pour instaurer le socialisme. D'ailleurs Lénine cite Marx : « La Commune a réalisé ce mot d'ordre de toutes les révolutions bourgeoises, le gouvernement à bon marché, en abolissant les deux grandes sources de dépenses : l'armée permanente et le fonctionnarisme» (bourgeoises, et non pas socialistes). Mais si la Commune avait duré plus de trois mois et, surtout, si contre toute vraisemblance son exemple s'était généralisé dans toute la France, que serait-il advenu de ces réformes ? Lénine ne s'embarrasse pas de telles questions, il ne retient que l'abolition éphémère de l'armée permanente et du fonctionnarisme. Il convient, d'autre part, qu'en France, « pays de petite bourgeoisie (artisans, paysans, boutiquiers, etc.) ...il n'existait pas de parti ouvrier», etc. Comme tant d'autres il reprend à son compte les critiques de Marx : la Commune aurait dû nationaliser la Banque de France et <c il eût fallu marcher aussitôt sur Versailles », méconnaissant que le gouvernement se serait sans nul doute replié plus loin et que Paris n'aurait pu vaincre l'armée ni la France paysanne. De toute façon, avoue-t-il, « pour qu'une révolution sociale puisse triompher, deux conditions au moins sont nécessaires : des forces productives hautement développées et un prolétariat bien préparé. Mais en 1871, ces deux conditions faisaient défaut.» Néanmoins, la Commune offre au monde un modèle dont les révolutions à venir doivent s'inspirer : après tant de prémisses bien fragiles ou inconsistantes, on en arrive à la thèse cardinale de Lénine, celle qui va servir de critère pour juger du socialisme de Staline et de ses épigones. « LA COMMUNEremplaça l'armée permanente, ·' instrument aveugle des classes dominantes, par l'armement général du peuple » ; elle cc décida que le traitement de tous les fonctionnaires (...) ne devait ..pas dépasser le salaire normal d'un ouvrier » : à œs traits distinctifs, Lénine discerne cc un type supén·eur d'Etat démocratique( ...) qui, selon l'expression d'Engels, cesse déjà., sous certains rapports, d'être un Etat, n'est plus un Etat au sens propre du terme ». Les Soviets de 1917 représentent cc un nouveau

256 type d'Etat », wi Etat « du type de la Commll:lle ·de Paris, qui substitue à l'armée et à la police séparées du peuple l'armement direct et immédiat du peuple lui-même. Telle est l'essence de la Commune.» Formulant «les tâches du prolétariat dans notre révolution » comme projet de la « plateforme du parti», Lénine préconise en avril 1917 la suppression de la police, du corps des fonctionnaires, de l'armée séparée du peuple : « Pour empêcher le rétablissement de la police, il n'est qu'un moyen : créer wie milice populaire ne faisant qu'une avec l'armée (armement général du peuple substitué à l'armée permanente). Feront partie de cette milice tous les citoyens et citoyennes sans exception de 15 · à 65 ans, ces limites d'âge approximatives devant simplement indiquer la participation des adolescents et des vieillards. » Ensuite, dans L'Etat et la Révolution, après avoir rappelé que Marx, en 1870, avait mis en garde les ouvriers parisiens, «s'attachant à leur démontrer que toute tentative de renverser le gouvernement serait une sottise inspirée par le désespoir», Lénine le loue de ne p~s s'être obstin~ . à réprouver un mouvement mopportun, ru contenté d'admirer les Communards « montant à l'assaut du ciel, selon son expression». (On voit que Marx avait lu O soldats de l'an deux ! du père Hugo : «La tristesse et la peur leur étaient inconnues - Ils eussent, sans nul doute, escaladé les nues - Si ces audacieux, ...etc.) Le grand mérite de Marx, d'après Lénine, fut de tirer la leçon de la Commune, de corriger en 1872 le Manifeste communiste «vieilli sur certains points» (révisionnisme ?) pour souligner que « la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre la machine de l'Etat toute prête et de la faire fonctionner pour son propre compte ». Cette correction essentielle, « les neuf dixièmes, sinon les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des lecteurs du Manifeste communiste, en ignorent certainement le sens». Et ce sens, c'est qu'il faut «briser la machine bureaucratique et militaire» de l'Etat afin de remplacer ce «parasite» par « quelque chose de nouveau ». Lénine n'objecte rien à Marx en citant wie page qui commence par : « La Commwie fut composée de conseillers municipaux élus au suffrage universel (...), responsables et révocables à tout moment. )> A cette date, le suffrage universel lui paraît intangible. Il commente en ces termes les décrets de la Commune relatifs à la police, à l'armée, aux fonctionnaires : « Du moment que c'est la majorité. du peuple qui mate elle-même ses op{>resseurs, il n'est plus besoin d'un pouvoir spécial de répression ! C'est en ce sens que l'Etat commence à s'éteindre (...). Plus les fonctions du pouvoir d'Etat sont exercées par l'ensemble du peuple, moins ce pouvoir devient nécessaire. A cet égard, une des mesures prises par la Commune, et que Marx fait ressortir, est particulièrement remarquable : supBibl.ioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL pression de toutes les indemnités de représentation, de tous les privilèges pécuniaires attachés au corps des fonctionnaires, réduction des traitements de tous les fonctionnaires au niveau des salaires d'ouvriers. » Donc le nivellement à la base et l'interchangeabilité des fonctions, ainsi que l'électivité et la révocabilité de tous les fonctionnaires, « ces mesures démocratiques simples et allant de so~ (...) servent en même temps de passerelle condwsant du capitalisme au socialisme». Lénine pense que «l'immense majorité des fonctions du vieux pouvoir d'Etat se sont tellement simplifiées, et peuvent être réduites à de si simples opérations d'enregistrement, d'inscription, de contrôle, qu'~lles seront parfaitement. à la p~rtée d~ to!-lte personne pourvue d'une mstructton primaire, qu~elles pourront parfait~ment ê~e exercées moyennant un simple salaire d'ouvrier ». Il a cette idée très à cœur et il l'explicite comme suit : « Toute l'économie nationale organisée comme la poste, de façon que les techniciens, les surveillants, les comptables reçoivent, comme tous les fonctionnaires, W1 -traitement n'excédant pas des salaires d'ouvriers, sous le contrôle et la direction du prolétariat armé : tel est notre but immédiat. » Le chapitre intitulé Destruction de l'Etat parasite ne laisse rien à désirer quant aux voies et moyens d'en finir avec le « pouvoir d'Etat». Marx ayant écrit que la Commune était « la forme politique enfin trouvée qui permettait de réaliser l'émancipation économique du Travail», Lénine adopte l'expression et l'applique aux Soviets de 1905 et 1917, auxquels il assigne la mission de liquider l'Etat en instituant « W1 type supérieur d'Etat démocratique (...) qui, selon l'expression d'Engels, cesse déjà, sous certains rappoits, d'être un Etat, n'est plus un Etat au sens propre du terme ». Pour traiter de « la transition vers la suppression de l'Etat», Lénine s'appuie surtout sur Engels qui affirmait la « nécessité de l'action politique du prolétariat et de sa dictature comme transition à l'abolition des classes et, avec elles, de l'Etat ». Il paraphrase aussitôt : « Avec l'abolition des classes aura lieu aussi l'abolition de l'Etat, dest ce que le marxisme a toujours enseigné » et se réfère à l' Anti-Dühring qui prévoit « l'extinction de l'Etat», mais pas « du jour au lendemain » à la façon des anarchistes. Lénine puise en outre dans une lettre d'Engels à Bebel : «••• Avec l'instauration du régime social socia... liste, l'Etat se dissout de lui-même ( sich aufl,ost) et disparaît. » Réfutant les anarchistes, il écrit : «Nous ne sommes pas le moins du monde en désaccord avec les anarchistes quant à l'abolition de l'Etat en tant que but. Nous affirmons que pour atteindre ce but, il est nécessaire d'utiliser provisoirement les instruments, moyens et procédés du pouvoir d'Etat contre les exploiteurs... » C'est encore à Engels et à la Commune que Lénine a recours pour régler le compte de l'Etat : t.-

B. SOUV ARINE « Pour éviter cette transf ormatlon, inévitable dans tous les régimes antérieurs, de l'Etat et des organes de l'Etat, à l'origine serviteurs de la société, en maîtres de celle-ci, la Commune employa deux moyens infaillibles », à savoir l'élection et la ·révocation des fonctionnaires par le suffrage universel et leur rétribution au salaire des ouvriers. On doit d'autre part à Engels une définition de l'Etat qui sera pour Lénine parole d'évangile : «L'Etat n'est rien d'autre qu'une machine à opprimer une classe par une autre, et cela, tout autant dans la république démocratique que sous la monarchie; (...) il est un mal dont hérite le prolétariat vainqueur (...) et dont, tout comme la Commune, il ne pourra s'empêcher de rogner aussitôt au maximum les côtés nuisibles... », etc. A quoi Lénine fera écho : « Tout Etat, y compris la république la plus démocratique, n'est autre chose qu'une machine à réprimer une classe par une autre. L'Etat prolétarien est une machine à réprimer la bourgeoisie par le prolétariat. » TL Y AURAIT trop à retenir dans le foison1 nement de citations où Lénine se complaît sans souci du style ou de la forme, dans tant de répétitions et de variantes où pullulent les guillemets et les parenthèses. Il faut nécessairement dégager la substance la plus assimilable pour montrer ce que Lénine entendait par «socialisme». Du moins ses idées maîtresses sont-elles parfaitement intelligibles. La Commune, « cet embryon du pouvoir des Soviets », ne l'a pas seulement incité à exorciser la vénération «superstitieuse» de l'Etat (Engels dixit), elle lui paraît anticiper sur les Soviets parce que, selon Marx, «la Commune était non pas un organisme parlementaire, mais un corps agissant, exécutif et législatif à la fois ». Et Lénine reprend inlassablement son antienne pour prêcher l'électivité, la révocabilité, le salaire des fonctionnaires aligné sur celui des ouvriers « afin que tous deviennent pour un temps bureaucrates et que, de ce fait, personne ne puisse devenir bureaucrate ». Sur un point capital, il n'insiste guère : l'incompatibilité manifeste entre le fédéralisme municipal de la Commune et le centralisme jacobin dont il était féru d'autre part. «La Commune devait être la forme politique même des plus petits hameaux de campagne. (...) L'unité de la nation ne devait pas être brisée, mais au contraire organisée par la Constitution communale» : ces lignes de Marx, auxquelles Lénine s'empresse de souscrire, ne suffisent pas à réfuter Edouard Bernstein pour qui le programme d'organisation nationale de la Commune;, «par son contenu politique, accuse, dans tous ses traits essentiels, une ressemblance frappante avec le fédéralisme de Proudhon ». Avec une ou deux phrases de Marx comme celles qui précèdent, Lénine a réponse à tout ( magister dixit), mais la théorie est une chose et la pratique en est une autre. Biblioteca Gino Bianco 257 Si la Commune a trop peu vécu pour tenir lieu de preuve, l'Etat soviétique ne manquera pas de l'administrer. Vers la fin de L'Etat et la Révolution, Lénine se fait l'interprète des marxistes qui, << tout en se proposant de supprimer complètement l'Etat, ne croient la chose réalisable qu'après la suppression des classes par la révolution socialiste, comme résultat de l'instauration du socialisme qui mène à la disparition de l'Etat ». Il prévoit qu'en régime socialiste, « tout le monde gouvernera à tour de rôle et s'habituera vite à ce que personne ne gouverne». S'il ne doute pas de l'avenir, «c'est que le socialisme réduira la journée de travail, élèvera les masses à une vie nouvelle, placera la majeure partie de la popuation dans des conditions permettant à tous, sans exception, de remplir les fonctions publiques. Et c'est ce qui conduira à l'extinction complète de tout Etat en général. » Avant de confronter le socialisme défini par Lénine au « socialisme » établi dans l'Union soviétique, le rêve et la réalité, on ne peut résister à la tentation de consigner une dernière citation de celui que H. G. Wells a dénommé « le rêveur du Kremlin », un rêveur qui se rend témoignage à soi-même en même temps qu'à son maître : «Il n'y a pas un grain d'utopisme chez Marx ; il n'invente pas, il n'imagine pas de toutes pièces une société nouvelle. Non, il étudie, comme un processus d'histoire naturelle, la naissance de la nouvelle société à partir de l'ancienne, les formes de transition de celle-ci à celle-là. Il prend l'expérience concrète du mouvement prolétarien de masse et s'efforce d'en tirer des leçons pratiques. Il se met à l'école de la Commune ... » A LA VÉRITÉ, l'utopisme savant du socialisme soi-disant scientifique, avec ce qu'il contient d'idéalisme sous une terminologie matérialiste, est assez mis en lumière par quelque connaissance de l'histoire et singulièrement par les expériences sociales du dernier siècle. Savoir si les antagonismes de classes, le pouvoir oppressif de l'Etat et l'exploitation de l'homme par l'homme prendront fin à la longue sous l'effet du progrès technique reste matière à spéculation pure. Mais que la dictature du prolétariat exercée par le parti de Lénine ait réalisé le socialisme sur un sixième du globe et doive servir d'exemple à l'humanité tout entière, c'est ce que le dogme de Staline et de Khrouchtchev invite à vérifier, au nom de l'accord nécessaire entre la théorie et la pratique. La suppression de la police et de l'armée permanentes, l'armement général du peuple, la création d'une milice populaire englobant hommes et femmes valides de 15 à 65 ans pour assurer l'ordre socialiste, ces conditions préalables posées par Lénine n'ont jamais existé que sur le papier. Au contraire, nulle part on n'a vu police plus énorme, plus secrète, plus arbitraire, plus meur-

258 trière, armée professionnelle plus gigantesque, · militarisme plus onéreux qu'en régime soviétique. Il y a de surcroît une milice, sorte de police municipale, mais également professionnelle et n'ayant que le nom de commun avec la conception de Lénine. L'élection et la révocation 'des fonctionnaires par le peuple, l'égalisation de leurs traitements au niveau des salaires ouvriers afin d'instituer un type supérieur d'Etat qui ne soit plus un Etat au sens propre du terme, ces prévisions ont été tournées en dérision par le parti de Lénine. Au contraire, nulle part on n'a vu bureaucratie plus pléthorique, plus privilégiée, plus parasitaire, inégalité des traitements et des salaires plus inique et choquante, donc exploitation de l'homme par l'homme plus scandaleuse que sous le régime soviétique. Tout ce que Lénine a tenté de justifier comme transitoire, imposé par les circonstances, est devenu définitif en s'accentuant davantage, pour se solidifier sous Staline et jusqu'à nos jours en fonctionnarisme monstrueux comme en police et en armée aussi permanentes que monstrueuses. Prenant le contre-pie~ des cc leçons pratiques » de la Commune et des cc enseignements » de Marx, le parti de Lénine a supprimé le suffrage universel et même toute espèce de droit de suffrage, tournant les Soviets en caricature et abaissant les syndicats ouvriers au rôle d'organes supplétifs de l'Etat totalitaire. Au fédéralisme communaliste, il a substitué de vive force un centralisme absolutiste. Au lieu de cc rogner les côtés nuisibles » de l'Etat, il les a hypertrophiés à l'extrême. Loin de s'avérer cc un corps agissant, exécutif et législatif à la fois », les Soviets se sont bientôt transformés en Chambres passives d' enregistrement. L'Etat soviétique est par excellence la pire cc machine à réprimer » le prolétariat par une nouvelle classe exploiteuse et dominatrice. En fait de gouvernement cc à bon marché », le pouvoir pseudo-communiste s'avère le plus dispendieux qui soit. En fait de dissolution, de dépérissement, l'Etat soviétique possédé par le Parti unique en propriété privée ne cesse d'entretenir et de fortifier sa croissance tératologique. C'est seulement dans les livres de Lénine que tout le monde gouverne à tour de rôle et s'habitue vite à ce que personne ne gouverne, que la majeure partie de la population remplit les fonctions publiques, que se prépare ainsi l'extinction complète de tout Etat en général. Dans la réalité, la vénération superstitieuse de l'Etat soviétique atteint un degré sans précédent et, seule, l'oligarchie du Parti gouverne depuis le cc Grand Octobre ». Pour démentir les assertions de Staline et de ses successeurs actuels sur la liquidation des classes exploiteuses, des contradictions entre classes, et sur la victoire du système socialiste, de l'ordre socialiste, on ne peut rien trouver de mieux que L'Etat et la Révolution de Lénine et La Communede Paris, du même. Lénine a condamné d'avance de telles assertions en les quaBibl.ioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL liftant de cc corn-mensonge» et de cc corn-vantardise », $es illusions alternant avec des moments de clairvoyance. On a un critère décisif ·pour jauger ou juger un ordre social, indépendamment des définitions livresques, et de l'aveu même des fondateurs du régime soviétique. En 1910, le Congrès socialiste international de Copenhague, unanime, votait une résoluti0u contre la peine de mort. A cette unanimité px-enaientpart Lénine, Trotski, Zinoviev, Kamenev, Plékhanov, Lounatcharski, Alexandra Kollontaï, Rosa Luxembourg, Clara Zetkin, Radek et Racovski. La résolution condamnait la peine de mort cc comme un héritage barbare des ténèbres du Moyen Age ». Elle saluait les cc représentants les plus éminents» de la « bourgeoisie révolutionnaire » qui ont << proclamé la lutte contre cette institution honteuse pour l'humanité civilisée». Elle concluait que «seule la puissance accrue du prolétariat organisé peut efficacement combattre cet outrage à l'humanité civilisée qu'est la peine de mort ». Cependant, les bolchéviks au pouvoir ont décrété la « mesure suprême de défense sociale» pour réprimer toutes sortes de délits qui, partout ailleurs, n'entraînent que des amendes ou des peines légères. Ils n'ont cessé d'accumuler les décrets comportant la peine capitale à tout propos et hors de propos, accumulant ainsi par millions le nombre des victimes, et à cet égard Khrouchtchev continue Staline. Récemment encore, de 1J,ouveauxdécrets élargissaient l'application de la peine de mort et Bertrand Russell, François Mauriac, Martin Buber, apprenant que cc la peine de mort a été instaurée en Union soviétique pour des délits économiques et autres qu'il n'est généralement pas d'usage de punir de mort », adjuraient Khrouchtchev d'abolir cette pratique barbare. Ils croyaient que « l'Union soviétique a été l'un des pays où la peine de mort n'existait pas» et ils professent leur unique souci « de voir préservées les valeurs humaines universelles ». Sur le premier point, ils se trompaient : l'Union soviétique est le seul pays,•1e seul régime où la peine de mort frappe, entre autres, les ouvriers cou- . pables d'indiscipline, les indigents coupables de menus larcins, les militaires et les civils coupables de passer la frontière, les enfants à partir de l'âge de 12 ans coupables de vols ou de violences *. Rien ne saurait mieux caractériser, dans son essence de mensonge et d'injustice, l'odieuse inhumanité de ce «socialisme» sui generis. B. SOUVARINE. • Cf. La Peine de mort en U.R.S.S. Textes et Documents, Paris 1936, brochure des « Amis de la Vérité sur !'U.R.S.S.» où sont réunis les décrets sur la peine de mort, publiés l'année même où Staline proclamait la « victoire du socia- , lisme ». Décrets qui ne sont pas abrogés, que l'on sache et auxquels Khrouchtchev en a ajouté d'autres, ceux qui ont ému Bertrand Russell, François Mauriac et Martin Buber dont la lettre à Khrouchtchev, restée sans réponse et sans effet, a paru dans le Monde du 7 avril 1962.

MARX ET L'ALIÉNATION* par Sidney Hook KARL MARx n'est pas un auteur facile. Il écrivait avec plus de passion que de précision, presque toujours engagé dans la critique ou la polémique et s'exprimant bien souvent dans un langage étranger aux démarches de la pensée anglo-saxonne et à des cultures à base d'empirisme. Nul ne peut se libérer complètement du passé, même en se révoltant contre lui. Certains écrits de Marx fourmillent de références à la tradition philosophique hégélienne dont il était nourri. Même sans les expressions spécifiques de Hegel, les harmoniques n'en sont pas moins là. Lorsque, la maturité venue, l'esprit critique l'emporta en lui, il s'en prit cependant non seulement à Hegel, mais aux jeunes-hégéliens : David Strauss, Bruno Bauer, Arnold Ruge, Moses Hess, Max Stimer, Ludwig Feuerbach - pour ne citer que les plus éminents. Or, si la relation de Marx à Hegel fait l'objet de maints écrits, on examine relativement peu les rapports de Marx avec les jeunes-hégéliens, en dépit de leur intérêt encore plus grand. Certaine'~ idées faus~es . des,. plus répandues s~ le 1:11arxisme,;1.P~rticulie~ l i~terprétation qui fait du materialisme historique une forme d'hédonisme égoïste, ou encore l'idée que Marx était un hérétique judéo-chrétien dont l'idéal social était l'amour - comme s'il pouvait s'agir d'un art d'aimer ... - ne tiennent guère quand on étudie ses critiques à l'égard de Stirner et de Feuerbach, de Hess, de Karl Grün et de Karl Heinzen. Qui plus est, l'examen des rapports de M~rx avec les jeunes-hégéliens conduit à une concepnon de sa philosophie sociale qui prouve bien que ce que Marx entendait par communisme était profondément différent du système de despotisme • Cet essai est tir~ de l'introduction à une nouvelle édition de PrDm H111l to Marx à paraitre prochainement. Biblioteca Gino Bianco politique et de terreu!, ?ù la cultur~ et l'éc~p.~mie sont mises au pas, qui regne en Uruon sov1et1que. Marx était un socialiste démocrate, un humaruste laïque et un champion de la liberté humaine. Ses paroles et ses actes respirent une indépen1ance critique, une croyance en un mode de v1e en complet désaccord avec l'empire absolu de la dictature du parti unique. Au cours de son existence, Marx se qualifia à plusieurs reprises de communiste afin de se distinguer d'autres socialistes du temps. Sa pensée différait de la leur quant aux moyens .et aux conditions nécessaires pour mettre sur pied une économie rationnelle excluant l'exploitation de l'homme par l'homme. S'il vivait aujourd'hui, avec, sous les yeux, l'atroce caricature de son idéal social offerte par les pays qui se prétendent « communistes » ou « démocraties populaires », il ne fait aucun doute qu'il aurait choisi un autre terme pour se définir lui-même. Cela non seulement pour protester contre un outrage à la sémantique, mais pour faire le plus nettement possible le départ entre son propre idéal d'une société socialiste où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous, et, d'autre part, les pratiques communistes actuelles dans lesquelles l'individu, en particulier l'individu critique qui a le sens de la dignité humaine, est impitoyablement écrasé. Néanmoins, une analyse objective se doit de reconnaître que, pour éloignées que soient les cultures communistes de l'idée que Marx se faisait d'une société socialiste, leur existence même est un très grave défi à la validité de sa théorie du matérialisme historique. Car celle-ci n'avait pas su prédire, ni même envisager, la simple éventualité d'une forme de servage industriel encore plus éloignée de la société socialiste que de la société capitaliste - les deux seules possibilités que Marx trouvât inscrites au pro-·

260 gramme de l'histoire. On peut soutenir que, · suivant les théories marxiennes de la causalité historique, interprétées de façon large, il n'est pas possible de réaliser le socialisme dans un pays culturellement arriéré et économiquement sous-développé où les traditions politiques de la démocratie n'ont pas pris solidement racine ; et on peut ajouter que la tentative de l'implanter était vouée à l'échec. C'est ainsi que Léon Trotski a parfois expliqué l'incapacité de la révolution bolchévique à tenir les promesses du socialisme, fût-ce sous la forme envisagée par ses premiers dirigeants. Il n'en demeure pas moins que ni la tentative de réaliser l'impossible ni le nouveau et puissant système social issu de cette tentative ne sont explicables par les catégories marxiennes traditionnelles. Lorsqu'ils contemplent la face du Léviathan communiste, bien des socialistes démocrates, dans le monde libre, sont prêts, par réaction, à abandonner Marx au byzantinisme soviétique qui rend au fondateur du socialisme scientifique un culte religieux. En fait, ils s'efforcent de développer leur philosophie sociale en prenant appui sur les valeurs morales contemporaines et les dernières connaissances scientifiques. Dans la mesure où les apports authentiques de Marx à notre compréhension de l'histoire et de la société sont entrés dans la tradition scientifique, rien n'est perdu par une telle réorientation. Il n'y a pas lieu de se dire marxiste dans les sciences sociales, pas plus que newtonien ou einsteinien dans les sciences physiques. Mais il existe des raisons évidentes, et de poids - fondées essentiellement sur le respect de la vérité, et accessoirement sur des considérations politiques, - pour ne pas abandonner Marx et son héritage aux ennemis de la liberté. * ,,. ,,. D'AUCUNS ont tenté d'ériger une nouvelle et brillante image de Marx en se fondant sur ses premiers écrits inédits, d'y découvrir non seulement des reflets, mais le filon d'or d'une pensée éthique. Le Marx des années de maturité est ainsi refaçonné pour l'adapter à un modèle d'homme et de penseur agréé par quelques écoles de psychothérapie à la mode. Dans cet ordre d'idées, la palme revient sans doute au or Erich Fromm, pour qui la pensée de Marx est « étroitement apparentée au bouddhisme zen »••• S'il existe certaine continuité entre la pensée de Marx à ses débuts et celle qui y fait suite, on ne relève pas moins entre les deux une discontinuité beaucoup plus marquée. L'analyse objective de cette courbe intellectuelle doit rendre justice à l'une comme à l'autre. Rechercher ce qui distingue Marx à une période où il était encore dans les langes hégéliens, ou bien plus ou moins encore feuerbachien, avant qu'il se soit dégagé des séductions de l'idéalisme et de Bibl.ioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL tout matérialisme étroit, c'est transgresser tous les canons de la science historique. Une période de maturation intellectuelle, appréciée du point de vue auquel le penseur est parvenu ensuite, a plus d'importance pour les doctrines et les attitudes déjà abandonnées que pour celles qui ont été conservées. Sinon, on ne peut expliquer le processus de développement et il faudrait nécessairement conclure que Marx était né marxiste. L'examen de cette évolution montre que ce sont les critiques de Marx à l'égard de ses prédécesseurs et de ses contemporains, plutôt que les arrangements temporaires conclus avec eux, qui ont le plus de valeur pour bien comprendre sa pensée. Il faut aussi épargner à Marx le reproche d'avoir adopté des positions théoriques qu'il a dû abandonner. Il est peu probable qu'on y réussisse, en raison des associations émotives provoquées par son nom et exacerbées par sa déification dans l'Empire communiste. Mais ce n'est pas trop demander qu'au moins les intellectuels occidentaux ne l'assimilent pas à un simple tenant d'un monisme économique ou d'un hédonisme égoïste. Ce sont là de fâcheux malentendus. Ce n'est pas y remédier que d'accorder à Marx le bénéfice des aperçus douteux de ses admirateurs existentialistes. Cela est particulièrement vrai de la théorie marxienne de l' « aliénation » de l'homme, au sujet de laquelle on a écrit une masse extraordinaire d'absurdités. Le sens fondamental dans lequel Marx croyait que les êtres humains étaient « auto-aliénés » est exprimé dans la partie consacrée au « fétichisme des marchandises » dans le premier volume du Capital. C'était préfiguré dans ses écrits antérieurs, mais assorti de nombreuses notions hégéliennes et jeunes-hégéliennes que Marx devait par la suite railler et explicitement abandonner. Ses critiques à l'égard de Moses Hess et de Karl Heinzen montrent clairement qu'il renonça à son moralisme initial, et dans le Mani- ! estecommuniste il tourne en ridicule les socialistes qui font grand usage du terme obscur d' « aliénation » pour celer leurs emprunts aux lieux communs de la pensée socialiste française. A part la doctrine spécifique du « fétichisme des marchandises» - qui éclaire jusque dans ses derniers prolongements le fait que les hommes, en tant que créatures sociales, sont menés non . par l'intelligence ou la raison, mais par des forces issues de leurs propres travaux dans une économie marchande, - la notion centrale d' « auto-aliénation » est étrangère à l'humanisme historique, naturaliste de Marx. Car il s'agit d'un concept originellement et essentiellement religieux de nature ~t, par dérivation, métaphysique. Le « prédicat existentiel » fondamental de l'homme est donné par la chute, dans la tradition judéochrétienne ; à partir de la perfection ou de l'Un dans la tradition philosophique de la Grèce. L'âme humaine est aliénée à Dieu; le salut est l'opération par laquelle cette auto-aliénation est

S. HOOK surmontée. Chez Plotin, le concept dérive du mythe de l'âme qui tombe dans le monde de la matière pour s'être complu à sa propre image, tel Narcisse, puis qui retourne à l'ineffable totalité. Chez Hegel, le terme a plusieurs sens : l'un d'eux s'applique, d'une manière primitive et outrancière, au processus du travail. Mais la notion première, là aussi, est religieuse. Marx tenait toute la philosophie hégéliennepour une transcription en un langage abscons des idées fondamentales du christianisme occidental. Aussi, en dépit de ce qu'elle affirme d'elle-même et malgré la méthode dialectique, la considérait-il comme imprégnée de dualisme. Dieu et le Moi sont conçus comme faisant implicitement un. La fin de l'homme est logiquement prédéterminée : c'est l'union avec l'Absolu, autrement dit Dieu. Le processus d' «auto-aliénation» est un processus d'autodéveloppement dans lequel les limites du moi sont progressivement dépassées, dans lequel l'implicite devient explicite. Le développement historique de l'homme est un pèlerinage spirituel en quête d'un accomplissement : l'union avec Dieu ou l'Absolu. L'homme se trouve luimême non en recouvrant quelque chose qu'il possédait et qu'il a perdu, mais en ce sens qu'il prend conscience, en y trouvant sa propre justification, de son unité avec le Tout. Le naturalisme ou matérialisme scientifique de Marx rejette ces bulles de savon chatoyantes au royaume de la fantaisie poétique ou de la psychologie littéraire. Il est facile de montrer que la notion d'aliénation - sauf au sens sociologique du Capital - est étrangère à la conception que Marx se fait de l'homme. Tout d'abord, que veut-on dire par la nature de l'homme aliénée à ellemême ? Il n'est pas de nature, fût-ce celle de l'homme, qui réside dans une essence immuable séparée de ses manifestations, ou même distincte d'elles. Dire d'une expression particulière de la nature de l'homme qu'elle est déformée, ou aliénée, ou en contradiction avec elle-même, n'a de sens que si l'on admet a priori : I. ou qu'il existe un accord préalable sur l'idéal ou la norme de ce que la nature de l'homme doit être, contrairement à la diversité des manifestations possibles de cette nature ; ou bien, 2. qu'il existe déjà quelque idéal ou norme, déterminé par la statistique ou sur la base d'un système de classification, qui est identique à l'essence naturelle de l'homme et à partir duquel les formes du comportement humain, qualifiées d'aliénées, sont aberrantes. La plupart des controverses sur l' « aliénation » embrouillent cette distinction, ou même en font fi. Si l'on admet la première hypothèse, la discussion sur l' « auto-aliénation » ne devient intelligible ~ue lorsqu'on s'accorde sur la nature du Moi qu il est souhaitable de rechercher ou d'inculquer. Certes, la question éthique doit être tranchée en partant de la connaissance psychologique et biologique; mais on ne peut la déduire Bib1ioteca Gino Bianco 261 logiguement de cette dernière. Dans la deuxième hypothèse, on exprime précisément cette conception de la nature humaine en tant que caractère constant et immuable dans l'histoire - dont on déplore les dérogations qualifiées sans cesse de formes d'auto-aliénation, - que rejette l'histoire, et surtout que rejette l'esprit entier de la philosophie marxienne de l'histoire. Ensuite, si l'essence de l'homme est une constellation de traits dont le caractère évolue avec les modifications dans l'organisation sociale,quoi qu'il devienne dans l'histoire et qu'on le dise «aliéné » ou non, l'homme n'est pas moins l'expression de son essence que celle de l'état dont il est issu. Pour Marx, la nature de l'homme est historiquement conditionnée au point que sa nature biologique elle-même serait soumise à des facteurs historiques et culturels. Comme plus tard John Dewey, Marx semblait croire que le comportement humain est du ressort de la biologie et de la psychologie sociale, que le domaine de la psychologie individuelle, considéré indépendamment de ses coordonnées biologiques et sociales, est un vestige de la psychologie rationnelle médiévale qui postulait l'existence de l'âme. Cependant, Marx semble aller plus loin : intoxiqué par une fréquentation précoce de la romantique Philosophie de la Nature de Hegel, il soutenait que les tendances biologiques de l'homme peuvent être transformées par la culture. De ce point de vue, parler d'aliénation implique, avec Aristote, que l'accomplissement des potentialités naturelles représente le seul mode de vie authentique. Ce qui ferait de Marx un adepte de la doctrine métaphysique de la loi naturelle, laquelle entraîne la reconnaissance d'une moralité de ladite loi naturelle. Il peut sembler paradoxal d'attribuer un sens ontologique à la philosophie sociale de Marx après avoir salué en son auteur un bouddhiste zen ; c'est pourtant un tour de passe-passe obscurantiste de la même veine. Enfin, dans la mesure où l'homme, comme Marx le prétend, transforme sa propre nature en agissant sur le monde de la nature et de l'histoire, il peut et doit, quand il est libre d'agir rationnellement, choisir parmi diverses valeurs, diverses voies de développement.Dans les sociétés de classes où la production est entre des mains privées, l'homme peut entreprendre des actions sociales et historiques, mais sans pouvoir maîtriser leurs conséquences. Dans l'avenir, vraisemblablement, il ne sera limité dans ses projets et ses possibilités que par des bornes naturelles. Mais dans ces limites, sa nature dépendra de son choix et des changements qu'il aura décidés dans l'état des choses et des institutions. Là encore, il faut se demander comment l'homme peut s'aliéner lui-même à lui-même, à moins d'ériger un modèle de moi inaliéné, un moi désirable ou préférable en fonction duquel toutes ses actions possibles puissent être évaluées. Besoins, lacunes et défauts chez l'homme seront toujours là pour donner à penser que certaines

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