Le Contrat Social - anno VI - n. 4 - lug.-ago. 1962

194 et pour la première fois que les épouses des suppliciés, en règle générale, subissaient le même sort. On frémit de penser au malheur des enfants arrachés à leurs proches et livrés à des éleveurs de bétail. Khrouchtchev a parlé, dans son discours secret, de « trois cent quatre-vingt-trois listes contenant les noms de plusieurs milliers de serviteurs du Parti, des Soviets, etc. », approuvées par Staline (et par Molotov, ajoute maintenant Serdiouk), rien que pour les années 1937 et 1938. Des millions d'innocents ont dû périr ainsi ad majorem Stalini gloriam en un quart de siècle et Molotov, bras droit de Staline, n'est même pas exclu du Parti, pas même privé de dessert, si l'on s'en réfère à la presse communiste. Chaque cas particulier, celui de Kaganovitch comme les précédents, puis celui de Malenkov, démontre la pérennité du stalinisme et l'aberration des politiciens occidentaux qui, trompés par de faux experts et par des journalistes sans conscience, veulent discerner une « ligne » libérale opposée à une « ligne dure » (sic) dans les hautes sphères du communisme. Au Congrès, nombre d'orateurs ont dévoilé les agissements arbitraires, odieux et cruels de Kaganovitch en maintes régions et maintes circonstances ; on n'en dressera pas ici le catalogue, sauf à retenir l'épisode des centaines de cheminots condamnés à mort d'un trait de plume, sinistre illustration du régime qui se prétend « dictature du prolétariat». A la vérité, ce sont des milliers de cheminots, des dizaines et des centaines de milliers de prolétaires dans tous les corps de métiers, par conséquent des millions de travailleurs qui ont payé de leur vie le maintien de l'ordre soviétique. Le dossier de Malenkov, entrouvert plusieurs fois à la tribune du Congrès, n'est pas moins chargé_ que celui de Kaganovitch, que ceux de Molotov et de Vorochilov. Tous les crimes imaginables y figurent, pour ainsi dire, précisions et preuves à l'appui, et encore la direction collective s'abstient-elle de toute allusion aux hécatombes qui n'intéressent pas les profiteurs du stalinisme, celles des paysans tués lors de la collectivisation agraire, par exemple. Néanmoins, il n'est pas question de châtiment pour ces scélérats, toujours membres du Parti, tant persiste la solidarité idéologique ou plus exactement la complicité politique des lieutenants de Staline. LA FAÇON même dont les «réhabilitations» vont péniblement leur train depuis le XXe Congrès qui les a inaugurées en 1956 prouve l'insincérité de Khrouchtchev et consorts dans leur apparente réprobation des « méthodes » antérieures. On ne sait quelles sordides querelles se sont livrées dans la coulisse pendant cinq années pour aboutir à l'apologie de Toukha- ~chevskipubliée dans les I zvestia du 29 décembre 1961 sous le titre Un,e_arme d'or (désignatio,n_de la distinction honorifique décernée en 1919 au ' Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAI, jeune commandant de la 5e armée, à l'occasion de la. prise d'Omsk). Même observation au sujet de l'article du même journal, le 6 février 1962, intitulé L'exploit du général d'armée, consacré à Iakir : les hommages comme les insultes, dans ce parti, se déclenchent subitement par ordre, à des fins politiques. La réhabilitation. d'Enoukidzé, sous la forme inattendue d'un article dans la Pravda du 19 mai 1962, Un ferme bolchévik, vient aussi avec six ans de retard, comme s'il avait fallu une longue enquête pour rédiger une biographie banale. L'éloge de cet aimable Géorgien assassiné par son compagnon de jeunesse fournit l'occasion de réfuter la légende éhontée des hauts faits de Staline au Caucase, inventée de toutes pièces. Sans recourir à ce moyen détourné, la réfutation avait été faite depuis longtemps, plus d'un quart de siècle, en France. Dans son livre récent, Conversations avec Staline, où des intuitions justes et des remarques pertinentes alternent avec des naïvetés ou des notions mal digérées, Milovan Djilas confirme la permanence du stalinisme malgré l'abaissement de Staline en tant qu'individu. Les successeurs de Staline, écrit-il, « poursuivent simplement son œuvre et dans la forme qu'ils ont donnée au gouvernement, on retrouve les mêmes éléments, les idées, les principes, les méthodes qui avaient poussé Staline ·en avant» (mauvaise traduction, mais on n'a pas le texte original). Le Parti, poursuit-il, passe sous silence... « ses plus grands et nombreux crimes, commis contre les paysans et l'intelligentsia, contre la gauche et la droite du Parti. Tant que ce dernier ne réussira pas à rompre complètement avec tout ce qui faisait l'originalité et l'essence du stalinisme, notamment avec l'unitarisme idéologique et la structure monolithique, nous aurons la preuve qu'il n'est pas sorti de l'ombre de Staline.» Un communiste polonais, considéré dans son pays comme un éminent intellectuel marxiste, André Stawar, a laissé l'an dernier avant de mourir une œuvre posthume où il note que Khrouchtchev n'a pas éliminé le principe « césarien» hérité de Staline : « Cette conception créée et perfectionnée par Staline est restée inchangée. Le XXe Congrès a apporté, il est vrai, une violente critique personnelle de Staline, mais il n'a pas même abordé le problème du césarisme. Au contraire, les quelques suggestions timides d'une critique marxiste de ce problème ont été étouffées. De ce fait, !'U.R.S.S. reste pour le moment condamnée au mythe d'un chef qu'il faut entretenir par une série de succès, par des actes retentissants de propagande » (Preuves, n° 129, novembre 1961 : Le défi posthume d'un marxiste polonais). Les vueS"de ce philosophe polonais rejoignent . celles du militant yougoslave, bien qu'elles ne soient aussi qu'une timide approximation, car Staline incarnait, plutôt que le césarisme, une sorte de cé~aro-papisme absolument étrangère à toute espèce de marxisme puisqu'il énonçait capricieusement le dogme tout en exerçant son

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