QUELQUES LWRES toutes les vertus à l'échafaud » 1 , Condorcet pensait que « l'erreur a droit à la liberté». Contre la plupart des Jacobins rêvant d'un monde immobile, à l'exemple de Sparte, et réduisant la société à une caricature de la sphère de Parménide, il laissait au temps le soin d'adapter les structures politiques et sociales et de réparer les erreurs de l'esprit. . Il avait imaginé, en dépit des circonstances défavorables, une Constitution destinée à être révisée à chaque génération, montrant jusqu'au paradoxe que la raison politique avait une de ses sources dans le panta rhei d'Héraclite. C'est dire à quel point il se méfiait des institutions cristallisées, souvent utiles à leur naissance, mais destinées à devenir le support, sinon de la tyrannie, du moins d'un conservatisme étouffant la vie des peuples. Dans le monde actuel, partagé entre la tyrannie politique et une bureaucratie envahissante, la philosophie de Condorcet rappelle que la liberté et la raison finissent par triompher des liens qui paralysent l'homme et obscurcissent son esprit - philosophie qui rayonne de tout l'optimisme du siècle des Lumières et compenserait peut-être le morne désespoir du nôtre ... Les ouvrages des biographes et analystes de Condorcet, Léon Cahen et Franck Alengry, écrits vers 1903, sont aujourd'hui introuvables. Le monopole exercé par Albert Mathiez sur l'histoire de la Révolution lui a permis de jeter sur la personne politique de Condorcet un discrédit puisé dans les haines de Robespierre pour l'Encyclopédie en général et Condorcet en particulier. Depuis la dernière guerre, sauf erreur, un seul livre lui fut consacré: La Mathématique sociale du marquis de Condorcet, de Gilles-Gaston Granger (1956), dont il faut signaler le très grand intérêt. M. Granger a parfaitement montré que, pour Condorcet, le fait humain est objet de connaissance et que celle-ci, à moins de rester une spéculation métaphysique ou religieuse, doit puiser ses méthodes dans les progrès de l'analyse mathématique ; analyse fondée sur des hypothèses probabilistes qui tiennent compte du fait que les hommes ne sont pas des choses, mais des sujets réagissant les uns sur les autres, comme les participants à un jeu. Mais chez Condorcet, la probabilité, notion abstraite, s'humanise en quelque sorte dans la mesure où elle exprime un pari, un choix, opéré après un calcul des risques. Les recherches de Condorcet, en particulier sur les modes de scrutin, ouvrent des horizons plutôt qu'ils ne résolvent des problèmes ; et M. Granger ne doute pas qu'à la suite de ces tentatives on ne puisse un jour compléter la sociologie historique par une autre, tirée de schémas mathématiques, où s'expri1. Discours de Saint-Just, 16 germinal an II. Cf. à cc sujet noue article • Le monde fcrmt de la vertu •• in Contrat IOdal, man 1958. Biblioteca Gino Bianco 245 merait une réalité sous-jacente aux faits concrets que décrit l'histoire. L'ouvrage de Mme Janine Bouissounouse se place sur un autre plan, celui du philosophe aux prises avec la réalité révolutionnaire. Il comble un vide que ne justifiait en rien le désintérêt actuel vis-à-vis des théories du progrès. Livre biographique qu'on louera de rétablir la vérité sur des faits trop souvent défigurés par le culte de Robespierre qui a sévi chez certains historiens de la Révolution. Exemple : le prétendu éloge de Brunswick, écrit par Condorcet dans son journal la Chronique de Paris, en mai 1792, et dont Mathiez a fait état dans sa Révolution française. La Lettre d'un Parisien à M. le duc de Brunswick, citée par Mme Bouissounouse, montre au contraire un Condorcet accablant, dans un style ironique et méprisant, le paladin de l'absolutisme. Journaliste brillant aux formules frappantes, Condorcet semble perdre ses moyens quand il aborde la tribune. Dans les assemblées passionnées de rhétorique et de ces évocations gréco-latines dont jésuites ou oratoriens avaient meublé l'esprit des orateurs de la Révolution, ses interventions détonnent par leur absence de phraséologie, la manière toute sceptique dont il considère les héros de Plutarque idolâtrés par ses collègues. Il n'est visiblement pas dans le ton de son époque, car il préfère raisonner plutôt que pasticher les Grecs et les Romains. En outre, on sent chez lui une certaine gaucherie dont un psychanalyste trouverait peut-être l'explication dans la vie de sa petite enfance. Mme Bouissounouse rappelle que « sa mère le voua à la Sainte Vierge et au blanc et l'affubla, jusqu'à sa huitième année, de vêtements de fille». L'ironie sera son refuge et sa revanche ; et il semble que la sollicitude trop maternelle de Julie de Lespinasse ait remplacé, jusqu'à un âge avancé, -la fixation première de l'enfant à sa mère. Si l'on ajoute à ce trait psychologique le dégoût moral pour les intrigues des partis, l'indépendance intellectuelle et la répulsion pour les méthodes violentes et les mœurs policières, on comprendra l'échec de Condorcet malgré l'audace de ses idées et un très réel sens politique. En des questions comme le suffrage universel, le rôle politique des femmes, l'émancipation des Noirs, voire la décolonisation, Condorcet est plus proche de nous que des plus exaltés de ses contemporains. Malgré ce que laisserait supposer son projet de Constitution, ce n'est pas un utopiste. Il reste de son temps : il continue Voltaire en défendant le chevalier de La Barre et en exigeant une justice humaine ; il continue Turgot, dont il avait été le collaborateur, en préconisant la liberté du commerce des grains et l'instauration, avant la Révolution, des assemblées P.rovinciales. A la constitution civile du clergé, 11 préfère la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Après la prise de la Bastille, il pense, contre la majorité de la
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