Le Contrat Social - anno VI - n. 4 - lug.-ago. 1962

M. RUBEL lutte commune contre l'Etat féodal. Il y voyait, sans plus, la première étape d'une lutte à poursuivre ·désormais, au sein même d'une société capitaliste libérée des vestiges du passé féodal, jusqu'à la « conquête de la démocratie » par la classe la plus nombreuse et la plus misérable. Légale ou violente (nous savons que Marx n'excluait pas la possibilité d'une passation de pouvoir à l'aide du suffrage universel), cette conquête ne pouvait pas ne pas conserver un caractère dictatorial à toutes les actions de classe. Mais cette fois, et, selon Marx, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, la dictature était en même temps la démocratie au vrai sens du terme : la destruction de l'Etat et le règne du peuple ; plus exactement : le règne de l'immense m1jorité sur des minorités autrefois dominantes et possédantes. Là, s'inaugure la phase de l'émancipation totale, autrement dit de l'utopie réalisée: la société sans classes. Marx le disait dès 1847, en polémiquant contre Proudhon : La classe laborieuse substituera, dans le cours de son développement, à l'ancienne société civile une association qui exclura les classes et leur antagonisme, et il n'y aura plus de pouvoir politique proprement dit, puisque le pouvoir politique est précisément le résumé officiel de l'antagonisme dans la société civile 6 • Conclusion Nous n'avons fait qu'effleurer le sujet, mais nous pouvons dégager de ce qui précède quelques idées générales dont voici le résumé : 1. Le concept de démocratie ne s'entend chez Marx que relativement à sa conception du développement social et par rapport aux conditions particulières de son époque. Comme théoricien et comme homme de parti, il a pris part à la lutte des classes ouvrière et bourgeoise pour les droits politiques ainsi qu'à la lutte pour l'émancipation nationale contre les régimes absolutistes et réactionnaires 7 • Démocratie, libération nationale étaient les buts à atteindre immédiatement, conditions préalables à l'établissement d'une société sans classes. Le premier but, la démocratie bourgeoise, n'était qu'un point de départ pour le mouvement autonome des ouvriers ; 6. L'absence, chez Marx, d'une théorie du pouvoir prolétarien rend plausible la critique anarchiste ; encore ne faudrait-il pas oublier que l'illustration historique que Marx en a donné dans l'Adresse sur la Commune de 1871 représente l'esquisse d'une telle théorie. Si Lénine a pu avoir raison contre Kautsky dans L'Etat et la Révolution, sa praxis politique fait de lui 1'exécuteur testamentaire du despotisme éclairé dont Ch. Seignobos a très bien défini le programme : • Tout pour le peuple, rien par le peuple. 11 Marx a fait justice de la dictature éclairée, et donc du • léninisme », dès sa première passe d'armes avec Hegel, avant même d'adhérer au mouvement ouvrier. Cf. sur ce point notre anicle : c< De Marx au bolchévisme. Politique et parti•, in Arguments, n° 25-26, juin 1962. 7. Cf. nos • Remarques sur le concept de parti prolétaire chez Marx •, in Revu, français, d, sociologi,, n° 3 de 1961. Biblioteca Gino Bianco 219 le suffrage universel était le moyen légal de conquérir le pouvoir politique, et ce pouvoir luimême une étape nécessaire sur la voie de l'émancipation sociale. L'idée de socialisme et de communisme a son origine dans l'idée d'une démocratie totale. Marx l'avait rencontrée chez Spinoza, et se souvient de la leçon pour critiquer la philosophie politique de Hegel et pour rejeter sa théorie de la bureaucratie, du pouvoir des princes et de la monarchie constitutionnelle. En adhérant au communisme, Marx ne rompait point avec sa première conception de la démocratie : il la sublimait. Dans le communisme tel qu'il l'a entendu, la démocratie est maintenue, et elle s'élève à une signification plus haute. 2. Le premier résultat positif de ses études philosophiques et historiques, c'est cette éthique humaniste qu'il n'a tenté que plus tard de fonder sur des prémisses scientifiques. C'est pour cet humanisme qu'il a abandonné la spéculation philosophique en faveur de la théorie sociale et de l'action politique. C'est seulement après avoir publié sa première prise de position communiste qu'il se met à l'école des grands économistes. Dans sa critique passionnée des auteurs étudiés, il se montre déjà en possession des critères qui l'autorisent à dénoncer l'« infamie» de l'économie politique. 3. La démocratie signifie pour Marx, comme pour les jacobins de sa génération, le gouvernement du peuple par le peuple. Point de départ et moyen, elle se transfigure dans la société sans classes, libérée de tout pouvoir étatique, de toute médiation politique. En tant que but provisoire, la démocratie doit se réaliser contre le passé féodal et absolutiste par la lutte commune de la bourgeoisie et du prolétariat, chacun remplissant son rôle révolutionnaire spécifique. Une fois ce but atteint, le prolétariat est appelé à s'émanciper par ses propres moyens et son émancipation est celle de l'humanité tout entière. La démocratie acquiert sa véritable signification quand elle est une lutte destructive et rénovatrice. Principal combattant, le prolétariat est poussé à son action « historique » par les conditions inhumaines de son existence. La lutte de classes, ce fait historique, devient postulat éthique ; le prolétariat moderne doit s'organiser en tant que classe, conscient de sa « mission » révolutionnaire. C'est ainsi qu'Engels pouvait écrire: « Pour le triomphe ultime des idées exposées dans le Manifeste communiste, Marx se fiait uniquement et exclusivement au développement intellectuel de la classe ouvrière tel qu'il devait nécessairement résulter de l'action et de la dis- . cuss1on communes. )) 4. Ce que Marx appelle conquête de la démocratie, c'est-à-dire la conquête du pouvoir politique, est garanti par principe aux ouvriers par le fonctionnement normal de la démocratie, qui exclut théoriquement toute violence dans la

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