M. RUBEL té de l'enseignement, aux fondements de la république, au prophétisme, etc. Tout cela, sans le moindre commentaire personnel - et pourtant, sur la couverture du cahier, on peut lire : « Spinoza : Traité théologico-politique, par Karl Marx, Berlin 1841. » Comment faut-il entendre ce titre? Par là, Marx semble signifier qu'il avait retenu chez Spinoza tout ce qui lui paraissait nécessaire pour construire sa propre vision du monde des rapports humains. Il y affirmait manifestement sa conviction que la vérité est l' œuvre de toute l'humanité et non point d'un individu ; il pensait en cela comme Gœthe, qu'il admirait, et qui s'était présenté lui-même comme un disciple de Spinoza. En outre, Marx copie ou fait copier, en deux cahiers, quelque 60 extraits des lettres du philosophe hollandais. Il découvrait chez Spinoza, comme il les trouvait en lui, les raisons majeures qui l'incitèrent à donner à l'Allemagne le signal de la lutte pour la démocratie. La république démocratique, la liberté humaine sont chez Spinoza les éléments d'une éthique rationnelle, d'une conception des hommes et du bonheur humain dans les domaines de la nature et de la société; on y trouve l'idée que l'individu peut atteindre la liberté par la conscience, la connaissance et l'amour. C'est de Spinoza, non de Hegel, que Marx apprit à concilier nécessité et liberté. Et quand il entreprit de démolir la mystification hégélienne, quand il s'attaqua à la métaphysique de l'Etat, défini par Hegel comme le but suprême de la Raison, il était déjà préparé pour s'attaquer aux fondements réels de l'autorité politique : la propriété et la bureaucratie. Nous verrons plus loin les motifs qui poussèrent Marx à développer le concept spinozien de démocratie, à l'enrichir d'un examen de ses implications sociales, ou plus précisément à fondre la démocratie spinozienne avec le communisme, après avoir écarté la métaphysique de l'Etat qui l'avait d'abord attiré chez Hegel. Bien que Marx ait rejeté cette philosophie politique sans conditions, on sait qu'en commençant à rédiger Le Capital il fera retour vers la dialectique hégélienne: euphémisme, ironie peutêtre, il parlera de «flirt». Envoûté par Hegel pendant ses années d'études, il ne s'en est jamais libéré complètement, pour autant qu'il s'agisse de philosophie de l'histoire. C'est de cette situation ambiguë qu'est né le malentendu qu'on appelle «matérialisme historique». Spinoza apporta à Marx ce que celui-ci eût demandé à Hegel, ou au Rousseau du Contrat social, à savoir la chance offerte à l'individu de réconcilier l'existence sociale et le droit naturel, chance que la charte des droits de l'homme et du citoyen n'accordait qu'en vertu d'une fiction juridique. Le Traité de Spinoza est sur ce point sans équivoque : « La démocratie naît de l'union des hommes jouissant, en tant que société organisée, d'un droit souverain sur tout ce qui est en leur pouvoir.» Régime politique le moins Biblioteca Gino Bianco 215 absurde, la démocratie est, « de toutes les formes de gouvernement, la plus naturelle et la plus susceptible de respecter la liberté individuelle », car nul n'y abandonne son droit naturel de manière absolue. « Il le transfère à la totalité de la société dont il fait partie ; les individus demeurent ainsi tous égaux, comme naguère dans l'état de nature. » VEUT-ON une preuve littéraire de l'influence de Spinoza sur la première pensée politique de Marx, voici un passage où l'on reconnaîtra aussi l'écho des attaques de Feuerbach contre Hegel : La démocratie est l'énigme résolue de toutes les Constitutions. Ici, la Constitution est incessamment ramenée à son fondement réel, à l'homme réel, au peuple réel ; elle est posée non seulement en soi, d'après son essence, mais d'après son existence, d'après la réalité, comme l'œuvre propre du peuple. La Constitution apparaît telle qu'elle est, un libre produit de l'homme 1 • Dans la suite de son argumentation~ Marx s'attaque à Hegel, pour qui l'homme provient de l'Etat-démiurge. Il lui oppose la démocratie qui part de l'homme, qui fait de l'Etat un objet, un instrument de l'homme. Paraphrasant la critique de la religion de Feuerbach, Marx raisonne sur les Constitutions politiques : De même que la religion ne crée pas l'homme, que l'homme crée la religion, ce n'est pas la Constitution qui crée le peuple, mais le peuple qui crée la Constitution. La démocratie est, en quelque sorte, à toutes les autres formes de l'Etat, ce que le christianisme est à toutes les autres religions. Le christianisme est la religion par excellence, l'essence de la religion, l'homme déifié considéré comme une religion particulière. De même, la démocratie est l'essence de toute Constitution politique : l'homme socialisé considéré comme Constitution politique particulière ... L'homme n'existe pas à cause de la loi, c'est la loi qui existe à cause de l'homme : c'est une existence humaine, tandis que dans les autres [formes politiques] l'homme est l'existence légale. Tel est le caractère fondamental de la démocratie 2 • Marx apporte ici des éléments de sa propre fabrication, qui n'entrent d'ailleurs dans le cadre traditionnel de la démocratie qu'en le faisant éclater. Point de témoignage empirique à l'appui, pour l'instant. Il en trouvera plus tard, et c'est alors qu'il associera au concept de la démocratie un autre concept qu'il en aura tiré, à savoir, la dictature du prolétariat ; dans un cas comme dans l'autre, il s'agira, à ses yeux, d'une seule et même chose : l' « autodétermination du peuple » 3 • 1. Kritik des Hegelschen Staatsrechts, in Werke, tome I, Berlin 1956, p. 23 I. 2. Ibidem. 3. Ibidem.
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