Le Contrat Social - anno VI - n. 4 - lug.-ago. 1962

revue kistorique et critique Jes faits et Jes iJées - bimestrielle - JUILLET-AOUT 1962 Vol. VI, N° 4 B. SOUV ARINE. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les clairs-obscurs·du néo-stalinisme LÉON EMERY . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L'Europe et l'Union soviétique CH. BIRD . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L 'africanisme en U.R.S.S. L. PISTRAK • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • L'Afrique vue de Moscou_ DÉBATS ET RECHERCHES ~N RUDEL • • • . • . • • • • • • . . . . . Le concept de démocratie chezMarx L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE E.DELIMARS • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • Staline, « génie militaire» DOCUMENTS La décapitation de l 'Armée rouge QUELQUES LIVRES LUCIEN LAURAT : Qui l'emportera? Comptes rendus par MICHEL CoLLINET, YVES LÉVY, B. LAZITCH ,; Correspondance INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS Biblioteca Gino Bianco

Au • sommaire des derniers numéros du CONTRAT SOCIAL NOV.-DÉC. 1961 B. Souvari ne Un congrès «historique» K. A. Wittfogel Les ressortsdu communisme Léon Emery Propagande et guerre psychologique Yves Lévy Parlementarisme et régime électoral K. Papaioannou La fondationdu marxisme E. Delimars La jeunene soviétique Robert C. North Le lavage des cerveaux Chronique Quarante ans après MARS-AVRIL 1962 B. Souvari ne Le spectre jaune David L. Morison Moscou et l'Afrique Léon Emery Les nations et la supra-nation L. Pistrak Khrouchtchev et les tueries Robert Conquest Les morts successives de Staline K. Papaioannou Dialectiquedu révisionnisme Eugène Zamiatine Lettre d Staline Chronique La Ligue arabe JANV.-FÉV. 1962 B. Souvarine Monolithisme de façade Arthur A. Cohen Le « maoïsme » Walter Kolarz Le communisme en Afriqueoccidentale E. Delimars La jeunesse soviétique et ses ainés Paul Barton Périodlsation de l'économiesoviétique Aimé Patri Heidegger et le nazisme Théodore Ruyssen Les « Carnets » de P.-J.Proudhen Chronique « l'Ennem/ de la Société» MAI-JUIN 1962 B. Souvari ne le communisme et l'histoire Merle Fainsod Conditionde l'historien soviétique Michel Collinet l'homme de la nature ou la nature de l'homme Léon Emery Le « Contrat social » et la genèse des cités z. Jedryka Rousseau et la dialectique de la liberté Robert Derathé Rousseau et le problème de la monarchie Yves Lévy Machiavel et Rousseau , Chronique Volgograd C.. numéros sont en vente li l'admlnlstratlonde la revue, 165, rue de l'U nlverslt6, Pari• 7• _ Le numt§ro : 3 N F Biblioteca Gino Bianco

.... .. kCOMB.ii rn11e kistori411eet criti411eJes /11it1 d Jes ùlüs JUILLET-AOUT 1962 - VOL. VI, N° 4 SOMMAIRE B. Souvarine LES CLAIRS-OBSCURS DU NÉO-STALINISME... ' . : ' Léon Emery ......... . L'EUROPE· ET L'UNION SOVIÉTIQUE........ . Ch. Bird ........... . L'AFRICANISME EN U.R.S.S......... ·......... . L. Pistrak .......... . L'AFRIQUE VUE DE MOSCOU . : ~ ............ . - • l . Débats et recherches Page 191 196 201 207 Maximilien Rubel..... LE CONCEPT DE DÉMOCRATIE CHEZ MARX... 214 L'Expérience communiste E. Del imars ......... . STALINE, « GÉNIE MILITAIRE» ................ Documents • l LA DÉCAPITATION DE L'ARMÉE ROUGE ............................. Quelques livres Lucien Laurat ,. • - 1 QUI L'EMPORTERA l . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. Michel Collinet . . . . . . CONDORCET.;LE PHILOSOPHE DANS LA RÉVOLUTION, 221 · 229 242 de Janine BOUISSOUNOUSE . . . . . . . . . . . . . . .. . . .. . . . . . 244 Yves Lévy . . . . . . . . . . . THE. GRAND CAMOUFLAGE, THE. COMMUN/ST CONSPl1 RACY IN T!-IE. SPANISH CIVIL WAR, de B. BOLLOTEN 246 . ' B. Lazitch. . . . . . . . . . . . INTERNATIONALCOMMUN/SM .. .. . . .. .. . . .. . .. .. .. . . . .. 249 Correspondarace . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 251 Livres re~u• Biblioteca Gino Bianco

. DERNIERS OUVRAGES DE NOS COLLABORATEURS Maxime Leroy : Histoire des idées sociales en France T. I. - De Montesquieu d Robespierre T. Il. - De Babeuf d Tocqueville · T. Ill. - D'Auguste Comted Proudhon Paris, Librairie Gallimard. 1946-1950-1954. Léon Emery : Corneille. Le Sup~rbe et le Sage Civilisations. Essais d'histoire générale Lyon, Les Cahiers libres, 3, rue Marius-Audin. Raymo·nd Aron : Dimensions de la conscience historique Paris, Librairie Pion. 1961. Paix et guerre entre les nations Paris, Calmann-Lévy. 1962. Théodore Ruyssen : -Les Sources doctrinales de l'internationalisme . . T. I. - Des origines ·d la paix de Westphalie T. Il. - De la paix de Westphalie à la Révolutionfrançaise T. Ill. - De la Révolutionfrançaise au milieu du X/Xe siècle Paris, Presses Universitaires de France. 1954-1958-1961. Lucien Laurat : Problèmes actuels du socialisme Paris, Les lies d'Or. 1957. Branko Lazitch : Tito et la Révolution yougoslave (1937-1956) Paris, Fasquelle. 1957. Michel Collinet : Du bolchévisme ~VOLUTION ET VARIATIONS DU MARXISME-L~NINISME Paris, Le Livre contemporain. 1957. Paul Barton : L'Institution concentrationnaire en Russie (1930-1957) Paris, Librairie Pion. 1959• BibHoteca Gino .Bianco

.. rev11e/,istorique et critique Jes /ait1 et Jes iJées Juillet-Août 1962 Vol. VI, N° 4 LES CLAIRS-OBSCURS DU NÉO-STALINISME par B. Souvarine AVEC six mois et quelque de recul, les énigmes du dernier Congrès communiste de Moscou n'apparaissent pas moins obscures, tandis que les ·traits essentiels du régime soviétique post-stalinien ressortent en pleine clarté. Nul ne saurait dire avec certitude pourquoi se sont déchaînées soudain tant d'attaques contre les « cadavres politiques » du pseudo-groupe « antiparti », pour se déployer pendant deux semaines, alors que le nouveau programme et les nouveaux statuts du Parti figuraient seuls à l'ordre du jour après le rapport du Comité central. L'affaire s'obscurcit encore quand on constate que les ex-dirigeants accusés de crimes innombrables ne sont même pas exclus du Parti, bien que leur exclusion ait été exigée par toute une série d'accusateurs parlant au nom d'un peuple «unanime ». Elle se complique en outre de cas particuliers, entre autres celui de Vorochilov qui ne ressemble à aucun précédent, et, sur un plan différent, celui de la rupture avec les communistes d'Albanie qui n'a pour exemple que la rupture de Staline avec ceux de Yougoslavie. Subsidiairement en apparence, mais principalement en réalité, la querelle entre Moscou et Tirana en dévoile quelque peu une autre qui, latente de très longue date entre Moscou et Pékin, se pare gauchement d'un masque « idéologique » pour ne pas avouer sa réalité peu conforme aux grands principes. Sur tous ces points copieusement commentés par les spécialistes en désaccord, on ne peut encore formuler que des hypothèses. Mais ce qui devrait rester hors de doute, ce sont les méthodes maintenues en vigueur pour imposer, avec le dogme éti<J.uetémarxisme-léninisme, l'unité «monolithique » nécessaire à la mise en œuvre de la politique officielle du régime. Ces méthodes héritées de Staline constituent précisément ce qu'il est convenu de dénommer stalinisme. Certes, Staline lui-même avait hérité d'un dogme et d'un système de gouvernement élaBiblioteca Gino Bianco borés sous Lénine, mais il en a profondément changé l'esprit en prétendant les réaliser à la lettre et les différences de degrés dans l'interprétation sont devenues bientôt différence de nature. Ce qui était illusion, utopie ou astuce politicienne s'est transformé en mensonge conscient et absolu. Or, à cet égard, la caractéristique majeure du stalinisme a persisté d'un bout à l'autre du XXII 0 Congrès comme dans ses lendemains et ses suites, contredisant catégoriquement la fausse distinction accréditée en Occident entre «staliniens» réprouvés et «libéraux» au pouvoir. Si l'on peut parler de néo-stalinisme, c'est aux dirigeants actuels que le terme s'applique, leurs adversaires déchus n'ayant représenté qu'attitude routinière et prudence conservatrice. Khrouchtchev n'a pas eu tort de définir les luttes intestines de la direction collective comme celles « de l'ancien contre le nouveau », ce nouveau étant précisément le néo-stalinisme : uri stalinisme sans Staline, sans démence, sans démesure tératologique, un stalinisme évolué dans les formes, mais immuable dans son essence qui est le mensonge. Mensonge du socialisme instauré depuis 1939 1 et par conséquent mensonge du nouveau programme prometteur de communisme. Mensonge de l'unanimité au dernier congrès du Parti comme 1. Lénine, Trotski et Boukharine, principales têtes pensantes du Parti avant l'avènement de Staline., n'étaient pas d'accord pour définir le régime soviétique, « capitalisme d'Etat » selon le premier, « socialisme d'Etat» selon les deux autres. Mais dès 1936, Staline prétend que même « l'expression socialisme d'Etat est inexacte»; il affirme que 11 la victoire totale du système socialiste dans toutes les sphères de l'économie nationale est maintenant un fait acquis » et que « la première phase du communisme, le socialisme, est déjà réalisée chez nous dans l'ensemble•· Il ajoute alors que le stakhanovisme « prépare les conditions nécessaires pour passer du socialisme au communisme• (Cf. Staline : Les Questions du llnininne, 28 éd., Moscou I 952., et sp~ialement son rapport • Sur le projet de Constitution»., 25 novembre 1936). Le Parti a nœnmoins attendu l'ann~ 1939 pour proclamer la r~lisation compl~te du socialisme.

192 aux congrès précédents, mensonge de l'unité monolithique. Mensonge du « culte de la personnalité », car ceux qui le dénoncent sont ceux qui l'ont pratiqué et qui en profitent, qui substituent maintenant au culte écœurant de Staline le culte scandaleux de Lénine et, dans une certaine mesure, le culte ridicule de Khrouchtchev. Mensonge du « groupe antiparti » : les accusations portées contre ses membres finissent par prouver qu'ils ne formaient nullement un « groupe », quitte à s'additionner épisodiquement contre Khrouchtchev ; et qualifier « antiparti » des hommes qui ont incarné le Parti, qui lui appartiennent corps et âme, qui en font partie encore (autant qu'on sache) et dont même les crimes désormais avérés ont été commis au nom du Parti, c'est typiquement du stalinisme. Mensonge de la « coexistence pacifique», inventée par Staline pour camoufler une guerre politique incessante, adaptée par Khrouchtchev à d'autres circonstances. Mensonge de la « lutte pour la paix », une paix qui n'a pas besoin de lutte et que personne ne menace sinon ses prétendus défenseurs tenus en respect par la force. Mensonge de la « compétition économique » entre les deux « systèmes ))' en réalité entre un système et l'absence de système, réfutée constamment par les évidences. COMMEsous Staline, le Parti a été tenu dans une stricte ignorance de ce que préparaient ses dirigeants pour le XXIIe Congrès, ainsi qu'auparavant pour les xxe et XXIe. Seuls initiés, les cadres supérieurs, membres des comités centraux et fonctionnaires préposés aux interventions à la tribune. Il appert des explications publiées après coup dans la presse soviétique que la surprise et la confusion furent grandes dans le public, communiste ou non 2 • Comme sous Staline, tout était réglé au Congrès comme papier à musique : les assistants, dressés à approuver tous les orateurs stylés pour discourir selon les instructions d'en haut (présidium du Parti, présidium du Congrès) ont même applaudi sans la comprendre la seule note discordante, celle du Chinois qui, sans aborder le fond, blâmait la mise en cause publique des Albanais, et leurs applaudissements rituels cessèrent avec embarras quand ils virent que Khrouchtchev se croisait les bras. Enfin dans tous ces mensonges en gros pullulent les mensonges en détail. Les réquisitoires prononcés contre Molotov, Kaganovitch, Malenkov et Vorochilov en par2. Exemple : un long article de la Pravda du 21 nov. 1961 s'adressait « non seulement aux membres du Parti, mais à tous les citoyens soviétiques honnêtes », autant dire à toute la population consciente, pour leur expliquer les énigmes .du Congrès en ressassant les explications énigmatiques antérieures. Quant aux communistes étrangers, ils n'étaient et ne sont encore au courant de rien, comme d'habitude : ils essaient de se donner contenance en récitant des formules stéréotypes, dépourvues de sens.· BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL ticulier contiennent sans nul doute des vérités, des faits horribles; ces parvenus du stalinisme ont assassiné des milliers de leurs camarades sans rime ni raison avouables. Mais il a fallu huit ans de réflexion depuis la mort de Staline pour que leurs complices se décident à révéler une petite partie de tant de crimes. En le faisant, ils concluent à la nécessité d'une punition bénigne, l'exclusion du Parti, et même cette exclusion, en fin de compte, ils y renoncent. On peut avancer à ce sujet diverses hypothèses : aucune n'est satisfaisante. Staline était certainement visé à travers ses hommes à tout faire puisque le Congrès, dans sa résolution finale, au lieu d'enterrer les « cadavres politiques>) du groupe antiparti, s'est borné à punir la dépouille de Staline, exclue du mausolée de Lénine et mise en terre nuitamment, à la sauvette. Inutile de souligner tous les mensonges que cette procédure implique; ils ne se conçoivent qu'en foncti~n du stalinisme. Tout en supposant connues les abominations divulguées au Congrès, il faut revenir sur certains points particulièrement significatifs et qui n'ont pas assez retenu l'attention du monde extérieur. Au cours des séances tenues du 17 au 27 octobre, Staline n'était qu'indirectement mis en cause, à propos de son « culte » apparemment, en réalité de ses turpitudes et de sa tyrannie sanguinaire; les justiciers en service commandé s'en prenaient nommément à ses séides, les huit coupables du Présidium désignés par Khrouchtchev dès le premier jour. Mais dans son discours de conclusion, le 27 octobre, Khrouchtchev met directement Staline en accusation, la préparation étant jugée suffisante, et alors commence le procès personnel qui doit aboutir aux mesures spectaculaires prises pour déconsidérer l'immonde brute défunte~ L'assassinat de Kirov, notamment, est évoqué pour dénoncer les « répressions massives)) auxquelles il avait donné prétexte, et l'expression maintes fois répétée de « répressions massives )) tout au cours du Congrès mérite qu'on s'y arrête, car elle est mensongère comme tout le reste : l'acte de répression impliquerait quelque chose à réprimer, alors qu'il s'agit en réalité de multiples massacres sans justification possible. Des milliers de gens qui n'étaient pour rien dans le meurtre de Kirov, commis par un communiste en 1934, ont été diversement mis à mort par ordre de Staline. Dans son discours secret de 1956 qu'il n'a pas le courage dé publier, Khrouchtchev avait signalé les « circonstances inexplicables et mystérieuses)) de l'affaire. Au récent Congrès, il y revient pour mentionner la suppression physique de plusieurs tchékistes mêlés à la tragédie et raconter qu'actuellement « on procède à une enquête minutieuse sur les circonstances de cette mystérieuse affaire». Qui croira que huit ans après la disparition de Staline, l'enquête dure toujours ? Il y a vraisemblablement encore un mensonge sous roche, peut-être un chantage exercé sur certains per-

B. SOUV ARINB sonnages : Molotov et Vorochilov accompagnaient Staline lorsque celui-ci se rendit à Léningrad pour interroger le meurtrier de Kirov. Même quand Khrouchtchev accorde quelques bribes de vérité, il ne se soucie pas de justice, mais de politique. Et il ment avec une effronterie toute stalinienne en feignant de s'étonner à présent de choses patentes en leur temps. « Malgré l'obscurité trompeuse entretenue par le "génial" Staline autour de cette mort violente, il était pourtant certain dès le début que la Guépéou avait machiné l'attentat, le meurtrier servant d'instrument et la responsabilité majeure· incombant au tout-puissant Secrétaire général », liton dans un livre paru en France à l'époque 3 • Khrouchtchev n'est pas plus sincère en parlant « des éminentes personnalités du Parti qui ont péri sans être coupables », de « capitaines comme Toukhatchevski, Iakir, Ouborévitch, Kork, Egorov, Eideman et d'autres, tombés victimes de la répression » (la pseudo-réhabilitation des chefs militaires s'accomplit au compte-gouttes depuis huit ans, à travers des péripéties scabreuses de marchandage qui donnent la nausée). « On a exterminé beaucoup de commandants et de propagandistes politiques remarquables de l' Armée rouge », dit-il, sans oser prononcer de chiffre, que l'on sait osciller entre trente et quarante mille officiers « exterminés ». Il relate des épisodes déchirants ou pitoyables ayant trait à la fin tragique de Iakir, d'Ordjonikidzé, de Svanidzé, et il évoque le sort de « vieux bolchéviks », de « nombreuses personnes innocentes », de milliers et de milliers de victimes sacrifiées pour complaire au tyran paranoïaque, mais il fait semblant d'ignorer l'assassinat des plus proches compagnons de Lénine, de leurs femmes, de leurs enfants, de leurs parents. Il propose d'ériger à Moscou un monument « pour immortaliser le souvenir des camarades tombés victimes de l'arbitraire», mais ce sont les complices des bourreaux qui doivent en établir et censurer la liste. * ,,. ,,. L'HYPOCRISIeEt la dissimulation s'entremêlent tout particulièrement dans le cas de Vorochilov. Ce médiocre entre tous a fait carrière comme serviteur des basses et hautes œuvres de Staline, complice direct des atrocités~ condamnées au Congrès et instrument spécial de l'extermination des cadres militaires. On a peine à relire son ordre du jour de juin 1937 à l'armée, glorifiant l'assassinat des généraux et insultant, calomniant grossièrement ces derniers, sans éprouver un malaise indicible. Après quatre ans de réflexion, il est accusé d'avoir appartenu au groupe antiparti qui se proposait, entre autres, de noyer dans le sang l'actuelle direction collec3. B. Souvarinc : Stalin,. Ap,rçu hi1toriqu1du bolchftlism,. Paria, Pion, 1935 ; 8• id., 1940 ; p. 546. Biblioteca Gino Bianco 193 tive, non sans lui avoir infligé les tortures en usage sous Staline. Or il siège au présidium du Congrès pour écouter le rappel de ses crimes passés et la révélation de ses projets criminels ; il ne peut se faire entendre et Khrouchtchev plaide l'indulgence en sa faveur ; à la suite de quoi il se trouve réélu au Soviet suprême et on le voit parader aux cérémonies officielles. Où est le progrès moral sur le stalinisme ? Le cas de Molotov, à la fois clair dans la culpabilité des tueries et obscur quant aux conséquences, ne satisfait pas plus la logique ni ne déroute pas moins la soviétologie qui s'efforce d'attribuer aux successeurs actuels de Staline certains mobiles respectables. Molotov a été le complice intime du tyran dans ses forfaits les plus monstrueux. Au Congrès, un porte-parole de la direction collective, z~ Serdiouk, a donné connaissance d'un document très significatif, choisi parmi « une infinité de documents accablants », une note du chef tchékiste léjov à Staline accompagnant « pour ratification » quatre listes de personnes condamnées à mort d'avance, sans procès légal. Ces listes comprenaient : n° I, << générale » ; n° 2, « ex-militaires » ; n° 3, « excollaborateurs du commissariat de l'Intérieur », ou N.K.V.D. ; n° 4, « épouses d'ennemis du peuple » - et elles sont contresignées par Staline et Molotov. Ce document qui ne dénombre pas les victimes prouve, une fois de plus, que les exécutions capitales étaient décidées au secrétariat du Parti, non par des tribunaux fictifs4, 4. Ceux qui le savaient, le disaient ou l'écrivaient en Occident ne pouvaient se faire entendre, alors que des pédants et des cuistres se répandaient impunément en «études» austères et trompeuses ainsi qu'en livres indigestes sur la « justice soviétique ». Au XX.IIe Congrès, Khrouchtchev et Fourtséva ont dit textuellement que la mort des officiers généraux a été «votée » au Politburo (où il n'y avait pas deux façons possibles de «voter»). Quelque soixante-quinze orateurs ont paraphrasé cette accusation de Spiridonov, résumant de longs réquisitoires : «Malenkov, Molotov, Kaganovitch et Vorochilov sont personnellement responsables de nombreuses répressions massives à l'encontre des meilleurs cadres du Parti et de l'Etat. » Des centaines de cheminots furent condamnés à mort (dixit Fourtséva) par ordre de Kaganovitch qui, en outre, «a organisé l'extermination des cadres d'ingénieurs et de techniciens» (dixit Bechtchev). Selon Mikoïan, les «antiparti » auraient usé de « justice sommaire » envers les dirigeants actuels, s'ils avaient réussi; selon Souslov, ils s'opposaient au «rétablissement de la légalité révolutionnaire » ; selon Chélépine, ils ont « pendant de nombreuses années (...) disposé du sort de personnes innocentes». Etc. Autrement dit, des milliers et des milliers d'individus ont péri par décision du Politburo, ou du Secrétariat, ou personnellement de leurs principaux membres que Chélépine a flétris en ces termes : « On se demande parfois comment ces gens peuvent marcher tranquillement sur la terre et dormir en paix. Ils doivent être assaillis de cauchemars, entendre les sanglots et les malédictions des mères, des femmes et des enfants de nos camarades qui ont péri innocents. » La Tchéka, puis la Guépéou, puis leurs succédanés ont eu pratiquement droit de vie et de mort sur n'importe qui, en marge des tribunaux. Staline, représentant du Politburo au « Collège » de ces institutions, y avait voix prépond~te. Il finit par décider lui-même sans consulter personne ou avec l'approbation automatique de son entourage qui, allant au-devant de ses désirs pour obtenir sa confiance et ses faveurs, ee mit à rivaliser de ùle dans les • répressions massives •·

194 et pour la première fois que les épouses des suppliciés, en règle générale, subissaient le même sort. On frémit de penser au malheur des enfants arrachés à leurs proches et livrés à des éleveurs de bétail. Khrouchtchev a parlé, dans son discours secret, de « trois cent quatre-vingt-trois listes contenant les noms de plusieurs milliers de serviteurs du Parti, des Soviets, etc. », approuvées par Staline (et par Molotov, ajoute maintenant Serdiouk), rien que pour les années 1937 et 1938. Des millions d'innocents ont dû périr ainsi ad majorem Stalini gloriam en un quart de siècle et Molotov, bras droit de Staline, n'est même pas exclu du Parti, pas même privé de dessert, si l'on s'en réfère à la presse communiste. Chaque cas particulier, celui de Kaganovitch comme les précédents, puis celui de Malenkov, démontre la pérennité du stalinisme et l'aberration des politiciens occidentaux qui, trompés par de faux experts et par des journalistes sans conscience, veulent discerner une « ligne » libérale opposée à une « ligne dure » (sic) dans les hautes sphères du communisme. Au Congrès, nombre d'orateurs ont dévoilé les agissements arbitraires, odieux et cruels de Kaganovitch en maintes régions et maintes circonstances ; on n'en dressera pas ici le catalogue, sauf à retenir l'épisode des centaines de cheminots condamnés à mort d'un trait de plume, sinistre illustration du régime qui se prétend « dictature du prolétariat». A la vérité, ce sont des milliers de cheminots, des dizaines et des centaines de milliers de prolétaires dans tous les corps de métiers, par conséquent des millions de travailleurs qui ont payé de leur vie le maintien de l'ordre soviétique. Le dossier de Malenkov, entrouvert plusieurs fois à la tribune du Congrès, n'est pas moins chargé_ que celui de Kaganovitch, que ceux de Molotov et de Vorochilov. Tous les crimes imaginables y figurent, pour ainsi dire, précisions et preuves à l'appui, et encore la direction collective s'abstient-elle de toute allusion aux hécatombes qui n'intéressent pas les profiteurs du stalinisme, celles des paysans tués lors de la collectivisation agraire, par exemple. Néanmoins, il n'est pas question de châtiment pour ces scélérats, toujours membres du Parti, tant persiste la solidarité idéologique ou plus exactement la complicité politique des lieutenants de Staline. LA FAÇON même dont les «réhabilitations» vont péniblement leur train depuis le XXe Congrès qui les a inaugurées en 1956 prouve l'insincérité de Khrouchtchev et consorts dans leur apparente réprobation des « méthodes » antérieures. On ne sait quelles sordides querelles se sont livrées dans la coulisse pendant cinq années pour aboutir à l'apologie de Toukha- ~chevskipubliée dans les I zvestia du 29 décembre 1961 sous le titre Un,e_arme d'or (désignatio,n_de la distinction honorifique décernée en 1919 au ' Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAI, jeune commandant de la 5e armée, à l'occasion de la. prise d'Omsk). Même observation au sujet de l'article du même journal, le 6 février 1962, intitulé L'exploit du général d'armée, consacré à Iakir : les hommages comme les insultes, dans ce parti, se déclenchent subitement par ordre, à des fins politiques. La réhabilitation. d'Enoukidzé, sous la forme inattendue d'un article dans la Pravda du 19 mai 1962, Un ferme bolchévik, vient aussi avec six ans de retard, comme s'il avait fallu une longue enquête pour rédiger une biographie banale. L'éloge de cet aimable Géorgien assassiné par son compagnon de jeunesse fournit l'occasion de réfuter la légende éhontée des hauts faits de Staline au Caucase, inventée de toutes pièces. Sans recourir à ce moyen détourné, la réfutation avait été faite depuis longtemps, plus d'un quart de siècle, en France. Dans son livre récent, Conversations avec Staline, où des intuitions justes et des remarques pertinentes alternent avec des naïvetés ou des notions mal digérées, Milovan Djilas confirme la permanence du stalinisme malgré l'abaissement de Staline en tant qu'individu. Les successeurs de Staline, écrit-il, « poursuivent simplement son œuvre et dans la forme qu'ils ont donnée au gouvernement, on retrouve les mêmes éléments, les idées, les principes, les méthodes qui avaient poussé Staline ·en avant» (mauvaise traduction, mais on n'a pas le texte original). Le Parti, poursuit-il, passe sous silence... « ses plus grands et nombreux crimes, commis contre les paysans et l'intelligentsia, contre la gauche et la droite du Parti. Tant que ce dernier ne réussira pas à rompre complètement avec tout ce qui faisait l'originalité et l'essence du stalinisme, notamment avec l'unitarisme idéologique et la structure monolithique, nous aurons la preuve qu'il n'est pas sorti de l'ombre de Staline.» Un communiste polonais, considéré dans son pays comme un éminent intellectuel marxiste, André Stawar, a laissé l'an dernier avant de mourir une œuvre posthume où il note que Khrouchtchev n'a pas éliminé le principe « césarien» hérité de Staline : « Cette conception créée et perfectionnée par Staline est restée inchangée. Le XXe Congrès a apporté, il est vrai, une violente critique personnelle de Staline, mais il n'a pas même abordé le problème du césarisme. Au contraire, les quelques suggestions timides d'une critique marxiste de ce problème ont été étouffées. De ce fait, !'U.R.S.S. reste pour le moment condamnée au mythe d'un chef qu'il faut entretenir par une série de succès, par des actes retentissants de propagande » (Preuves, n° 129, novembre 1961 : Le défi posthume d'un marxiste polonais). Les vueS"de ce philosophe polonais rejoignent . celles du militant yougoslave, bien qu'elles ne soient aussi qu'une timide approximation, car Staline incarnait, plutôt que le césarisme, une sorte de cé~aro-papisme absolument étrangère à toute espèce de marxisme puisqu'il énonçait capricieusement le dogme tout en exerçant son

B. SOUV ARINE pouvoir totalitaire. Les unes et les autres corroborent sans la connaître notre thèse sur le néostalinisme actuel qui se caractérise par une combinaison de Führerprinzip avec la direction collective, variété spécifique de primus inter pares qu'aucune formule classique ne peut sommairement définir. Dans tout despotisme, il y a relation de dépendances réciproques entre le despote et son entourage ; les conditions soviétiques héritées de Staline ne ressemblent pas à d'autres, elles engendrent nécessairement un nouvel ordre sui generis ; mais les causes subsistent qui ont produit leurs effets durables et la terreur d'hier n'a pas fini de déterminer plus ou moins le présent et le proche avenir.- LES QUERELLEiSntestines au Congrès ont éclipsé le nouveau programme et la révision des statuts du Parti ; mais le recul incite à conférer de l'importance aux questions d'organisation. Sans entrer dans les détails fastidieux, l'intention majeure des dirigeants s'avère dans le renouvellement des cadres subalternes; une certaine rotation des fonctionnaires politiques visant à sélectionner une armature stable ramifiant la direction collective qui se recrute, en pratique, par cooptation. Même le Comité central et son présidium comptent parmi eux des subalternes que le noyau dirigeant s'ingénie à renouveler, dans sa recherche d'hommes efficaces. Il est possible que la véhémente campagne menée pour discréditer le groupe antiparti aille de pair avec le rajeunissement des cadres : abstraction faite de toute idéologie, l'immense «appareil», ossifié sous Staline, tendant à la routine et au conservatisme, avait sans doute besoin d'un traitement de choc. Khrouchtchev et c1e offrent des satisfactions aux jeunes appétits, de l'avancement aux ambitions qui ne mettent pas leur primauté en danger. Le nouveau programme, si dérisoire soit-il aux esprits avertis, tient lieu de stimulant et de mirage. Dans la plus stricte tradition établie par Staline, aucun contradicteur n'a pu s'exprimer au Congrès et même une certaine lettre de Molotov au Comité central a provoqué l'indignation unanime de ceux qui ne l'avaient pas lue. Seul un représentant de la Chine communiste s'est permis de critiquer Biblioteca Gino Bianco 0 195 la forme de l'attaque menée contre les Albanais, évitant avec soin d'en discuter le bien-fondé. Cette intervention hors série a suscité dans le monde entier des torrents de commentaires dont il ne reste déjà pas grand-chose. Tout a été dit sur le conflit « idéologique » soviétochinois d'où l'idéologie est absente. Les spéculations embarrassées sur la prétendue «détente» valent autant que les précédentes sur la << tension » imaginaire, les deux termes ayant perdu leur sens en passant d'un monde à l'autre. Les lendemains du Congrès ont prouvé que Khrouchtchev ne tient aucun compte des avis futiles de Mao sur le révisionnisme yougoslave, sur les modalités de la « coexistence pacifique». Cela répond aux affirmations insensées des «experts» qui font croire que la politique extérieure de Moscou se subordonne à celle de Pékin. L'inanité du verbiage belliqueux des Chinois n'est plus à démontrer et quant au conflit pseudo-idéologique avec leurs congénères, il suffit pour l'heure de citer un poète communiste turc, Nazim Hikmet, qui a dit en marge d'une conférence d'écrivains «afro-asiatiques» au Caire, en février dernier : « Les Chinois sont des imbéciles. Je connais Khrouchtchev et suis certain qu'il les battra un jour ou l'autre» (Preuves-Informations, 6 mars 1962). Khrouchtchev ne battra pas les Chinois, mais il attend patiemment que Mao s'assagisse, ou quitte la scène. Son attitude envers Tito montre aussi quel cas il fait de la dissidence albanaise. Certes, Mao ne renonce à rien et prendra tôt ou tard quelque initiative perturbatrice pour peu qu'il accumule les moyens de. tenter une diversion bruyante à ses difficultés intérieures, mais il appartiendrait alors à Washington de lire dans son jeu sans se laisser abuser par des contes « idéologiques » pour lui administrer une leçon et le tenir en échec. Quant au «polycentrisme », on en a traité ici même en quelques lignes que les événements, et l'absence d'événements, justifient au-delà de toute attente. Les obscurités du Congrès ne sont point dissipées, mais un phénomène devient de plus en plus clair : la crise aiguë de l'agriculture collective, elle aussi héritée de Staline. Là gît peut-être la clef de ce qui a paru énigmatique : de sérieux «tournants» sont en perspective qui ne vont pas précisément vers le communisme. B. Souv ARINB. . . ..

L'EUROPE ET L'UNION SO.VIÉTIQ!IE par Léon E1nery IL FAUDRAIT que la querelle entre les Européens -fé~éralistes_etl~s confédératistes ne devienne point aussi oiseuse que celle des Gros Boutiens et de·s Petits Boutiens ; on ne construit pas un ensemble politique nécessairement très complexe par la vertu des dissertations juridiques, à partir de définitions abstraites. La Confédération helvétique est-elle moins réelle, moins- durable, moins consciente d'elle-même que l'Allemagne fédérale ? Si le gouvernement de Berne a moins d'importance relative que celui de Bonn, céla s'explique évidemment par la différence fondamentale entre deux pays dont l'un se tient à l'écart des grands problèmes tandis que l'autre doit les affronter avec une extrême vigilance. Les faits décident, c'est-à-dire l'histoire. Les structures visibles de l'Europe qui naît, les compléments qu'on leur peut donner dans l'immédiat, sont donc fonction de sa brève histoire, déjà si riche d'enseignements et des contingences actuelles, qu'elles défient ou non la logique. LE PÈRE putatif de l'Europe en gestation se nomme Staline. En 1945, l'idée d'une Europe occidentale constituée autour d'une alliance franco-allemande était inconcevable ou scandaleuse ; l'Occident - et plus encore l'Europe centrale - n'était d'ailleurs qu'un vaste champ de ruines dont la vie économique débile dépendait entièrement de l'aide américaine. De par les accords de Ialta, l'armée soviétique occupait Berlin, Prague et Vienne, campait à cent cinquante kilomètres de la Ruhr et aux portes de l'Italie, laquelle, ainsi que la France, était à demi conquise par de puissants partis communistes. Quiconque se hasardait à prédire raisonnablement était donc fondé à croire que, par soviétophilie naïve ou nostalgie de l'isolationnisme, les EtatsUnis allaient chercher une entente complète Bibliotec no Bianco ~vec Moscou, entente qui_ impliquerait tôt ou tard l'abandon de l'Europe, ainsi promise aux convoitises de l'ours moscovite. Heureusement Staline manqua de patience et dévoila très vite ses ambitions ; la manière dont il imposa son joug à la Pologne et à la Yougoslavie, puis à la Tchécoslovaquie et, parallèlement, la victoire des communistes en Chine, déterminèrent chez les dirigeants de Washington un sursaut de conscience dont les résultats furent décisifs. Le réalisme anglo-saxon ne s'en tient pas à des demi-mesures et n'a pas besoin de transitions. Dès qu'il parut nécessaire de dresser devant l'impérialisme communiste de solides butoirs, il ne fut plus question de ruiner ou de démanteler l'Allemagne, mais de la restaurer en la liant au sort de l'Occident. Les crédits Marshall, la création de la République fédérale, l'apparition d'Adenauer en 1949, signifièrent ce grand tournant politique. La tutelle américaine demeurant indispensable de toute manière, il fallait que l'Occident redevînt une réalité viable et consistante, dotée d'une solide infrastructure économique. Les technocrates aidant, on vi~ donc, cinq ou six ans après la fin de la guerre, émerger du chaos le pool charbon-acier. Sans doute c'était l'application classique des méthodes du grand capitalisme, qui est bien en l'état présent du monde la seule force pleinement internationale ; mais c'était aussi mise en place d'une solide base unificatrice. Il est bien clair que s'il avait fallu faire intervenir dans la genèse du trust des discussions publiques à tous les degrés rien n'aurait été possible ; le destin de l'Europe nouvelle tint peut-être au fait qu'on en put poser la première pierre, une pierre de belle taille, par un travail de coulisse qui bénéficia en tout cas de l'indifférence des foules. Quoi qu'il en soit, la .voie était tracée; dix ans ont suffi pour conduire à l'un des plus remarquables succès qu'ait enregistré l'histoire, à ce Marché commun qui exprime et fomente la prospérité retrouvée dans tout

L. EMBRY l'Occident et dont l'Angleterre, apr~s l'avoir longtemps considéré avec le plus souriant scepticisme, reconnaît aujourd'hui l'importance en cherchant un modus vivendi qui l'en rapproche. L'assise étant posée, on passait sans désemparer à la seconde étape, c'est-à-dire au renforcement militaire qui impliquait le réarmement de l'Allemagne. Alors que le brasier de la guerre était à peine éteint, alors qu'on avait sans relâche entretenu ou attisé les passions en utilisant les horribles images des camps d'extermination, le problème paraissait singulièrement épineux, d'autant qu'il ne pouvait être question cette fois de l'examiner secrètement. Les Etats-Unis tenaient cependant à lui trouver une solution rapide, car ils se rendaient parfaitement compte que leur prépotence militaire, déterminée par les énormes pertes matérielles et humaines de la Russie, puis surtout par le monopole provisoire de l'arme atomique, serait sûrement contestée à brève échéance. Aujourd'hui que nous pouvons juger d'une manière rétrospective en négligeant les détails, nous avons le droit ou le devoir de nous étonner d'une réalisation qui eût paru incroyable à l'observateur prudent. · Il est vrai, le projet d'armée internationale, trop radical peut-être et qu'on avait laborieusement établi pour apaiser les inquiétudes de la France, succomba devant notre Parlement ; mais quelques mois plus tard les accords de Londres en reprenaient la partie la plus substantielle. Dès 1954, le renversement des alliances était donc chose faite, l'Allemagne autorisée, invitée plutôt, à réarmer rapidement, à prendre place dans l'O.T.A.N., à fournir le contingent principal d'une armée européenne dont les Américains assuraient naturellement le commandement, d'autant qu'ils lui fournissaient les crédits d'équipement tout en se réservant, comme de juste, la possession de l'arme nucléaire. Ainsi, la création de l'Europe, préparée par bien des circonstances, bien des tragédies et aussi bien des précurseurs, apparaissait en définitive comme un produit ou une incidence de la guerre froide. On peut même s'étonner de constater que !'U.R.S.S. demeura passive en face d'événements qui équivalaient pour elle à un très grave échec. Il se peut que l'inanité de sa tentative de 1948 pour s'emparer de Berlin par un simple blocus économique lui ait donné à réfléchir, mais il faut se rappeler aussi que la mort de Staline et les luttes cachées entre les aspirants à la succession ouvrirent en Russie une période assez trouble, précisément mise à profit par l'Occident et l'alliance atlantique pour procéder à une réorganisation d'un intérêt majeur. Il est permis de se demander si Staline, supposé vivant pendant deux ou trois ans de plus, aurait admis sans réagir ce 9.u'il n'avait cessé de redouter plus que tout, savoir la formation d'une puissante armée allemande, décidément intégrée dans une alliance occidentale qui ne pouvait avoir de raison d'être que contre le communisme. Biblioteca Gino Bianco 197 SOCRATE disait qu'il n'était pas né d'une pierre ou d'un rocher; l'Europe n'est pas née d'une feuille de papier sur laquelle était tracé un beau devis d'architecte, mais d'une conjoncture historique apportant avec elle l'obligation de sauter le pas et de faire vite. Mais en politique on ne résout jamais un problème que pour en susciter d'autres. Au cours de la décennie qui s'achève, le développement des structures européennes, pour très satisfaisant qu'il soit et très riche de promesses, s'est accompli dans un monde où les rapports de forces ne cessaient de se modifier. D'où la nécessité d'achèvements qui soient aussi des ajustements. D'abord, et l'on ne saurait trop le redire, l'Europe s'est dessinée sous l'opportune pression des Etats-Unis, car toute œuvre unificatrice, en présence de réalités très complexes, suppose un pouvoir hégémonique. Il serait insensé de parler d'un déclin absolu des Etats-Unis qui restent aujourd'hui comme hier la plus grande puissance du monde ; nul doute cependant que l'énorme supériorité matérielle dont ils bénéficiaient au moment de la victoire commune se soit quelque peu effritée en même temps que leur prestige et leur autorité. Il fut un temps, maintenant dépassé, sembl~-t-il, où, en dépit des largesses américaines, les courants antiaméricains se manifestaient partout, même en Angleterre ; on voit mieux en tout cas les faiblesses du géant et les points vulnérables de son organisation ; pour employer le terme à la mode, disons que si le leadership du monde libre ne peut être assumé que par lui, il n'est pas question désormais d'un pouvoir sans contrepoids ; réticences et discussions sont de règle chez ses alliés, tandis que se poursuivent, quoique avec moins de virulence, les dénonciations de l'impérialisme yankee. Enregistrons le fait que, parallèlement, la peur du communisme s'est atténuée; peut-être fautil stigmatiser ici l'indolence et l'imprudence du monde libre, d'autant que nul n'ignore l'actuelle puissance militaire du pays des Soviets. C'est un fait cependant qu'on s'accoutume à la présence sur l'horizon du colosse moscovite et qu'on a cessé de trembler devant lui. Bien que rien ne soit foncièrement changé en sa doctrine ou en ses pratiques, on devine qu'un processus interne est en train de s'y développer et que monte la nouvelle classe des parvenus du régime soigneusement décrite par Milovan Djilas. La Terreur d'autrefois a été désavouée, la religion stalinienne atteinte en sa racine. Les difficultés économiques et surtout les difficultés agricoles révèlent la malfaisance d'une bureaucratie étatique bien plus parasitaire et plus incapable que le capitalisme le moins perfectionné. La brusque augmentationdes prix par décret, et en des proportions insolites, démontre enfin que les finances russes sont en piètre condition, les énormes dépenses engagées dans la fabrication des armements et la conquête de l'espace étant évi-

198 demment n. ta source du déficit. Tout cela est à constater ou à supposer grâce au fait patent que la politique extérieure soviétique, sans renoncer à ses objectifs de toujours, adopte en dépit de. certaines secousses des formes moins agressives· ou plus temporisatrices. Il n'en faut pas plus pour que s'accentuent en Occident et en Amérique des tendances qui sont contradic ... toires et cependant concordantes par leurs causes : volonté de résister plus fermement à un dangereux voisin dont on croit à tort ou à raison que sa résolution est moins ferme, volonté de saisir l'occasion pour composer avec le monstre en se servant au besoin de l'épouvantail chinois et en nourrissant l'espoir de réintégrer l'U.R.S.S. dans la communauté européenne. Ne nous dissimulons pas que ces faits et ces sentiments sont principes de divergences tactiques au sein du monde libre. Reste à mentionner un troisième facteur d' évolution qui n'est pas le moins important et qui réside dans la réussite actuelle de la construction occidentale. Parlons sans fard : il n'existe pas, il ne peut pas exister de politique dissociée des intérêts nationaux. _Lorsque les Etats-Unis, au lendemain de la guerre mondiale, ont sauvé l'Occident de la misère et de la conquête, ils nous ont rendu un immense service, mais personne ne soutiendra que ce fut par idéalisme pur. Voici que grâce à eux, leurs protégés d'hier, Allemagne et France surtout, ont retrouvé la vigueur, la prospérité industrielle, la force de s'armer et n'ont plus besoin de quémander des subsides dont l'octroi les mettait, cela va de soi, en état de dépendance. Comment dès lors, et sans aller jusqu'à une rupture qui serait folie plus encore qu'ingratitude, ne pas regimber contre une subordination qui ne fut pas toujours agréable autant que profitable ? Comment même ne pas rêver plus ou moins explicitement d'une Europe qui ne serait plus une simple création de l'Amérique et qui oserait même se souvenir du temps où elle régentait la terre ? Même s'il y a là quelque chose de chimérique, les poussées concomitantes de la vie et de l'orgueil sont aussi naturelles qu'irrésistibles. En cet éclairage, nous pouvons maintenant essayer de comprendre comment se posent les problèmes dont l'enchevêtrement risque de décourager celui qui s'en tient à l'imbroglio de l'information quotidienne. SUIVANT le même ordre génétique, nous abordons d'abord la question de l'extension du Marché commun. Le profane n'en saurait dire grand-chose, car il se rend bien compte qu'il y a là moins une question générale qu'une foule de cas particuliers dont chacun exige de laborieuses mises au point, les experts ayant plus à faire que les ministres. L'Europe économique, l'Europe des Six, occupe une position très solide puisque ce sont d'autres ~tats, de la Norvège Biblioteca Gino Bianco ., LE CONTRAT SOCIAL à la Turquie et à l'Angleterre, qui ont pris figure de demandeurs ; mais il est très délicat de déterminer ce que chaque nouvel associé peut apporter ou perturber, plus délicat encore d'instituer à la périphérie de la communauté la frontière douanière qui est la condition du développement interne. On comprend que !'U.R.S.S. et les U.S.A. soient, en dépit de réactions différentes, également préoccupés par une évolution qui risque de leur enlever des clients ; on comprend aussi que la situation de l'Angleterre, contrainte de sacrifier plus ou moins à son commerce avec l'Europe ses accords préférentiels avec le Commonwealth, soit particulièrement embarrassante ; on comprend enfin que les associés européens puissent se retrouver en état de concurrence sur des territoires tels que ceux de la nouvelle Afrique. Le réseau des solutions ne peut être tissé que jour par jour d'une manière empirique et souple ; le travail ira d'autant mieux qu'on n'y mêlera pas les .passions et les idéologies, qu'on ne prétendra pas tout régler d'un seul coup de manière uniforme. L'empirisme est la seule méthode concevable pour aboutir à d'efficaces ententes économiques ; même s'il est adultéré par des intrigues ou des arrière-pensées tributaires de l'égoïsme national ou des grands intérêts privés, nous aurions tort de nous impatienter de ce que nous prenons pour de décevantes lenteurs. A supposer que l'année en cours voie s'effectuer, comme cela paraît maintenant possible, l'adhésion de la Grande-Bretagne au Marché commun, l'esprit de justice nous commandera plutôt de nous étonner que tout aille si vite et si bien. Plus mêlée de passions et de susceptibilités est la question de la réforme de l'O.T.A.N. Si l'on se contentait de dire qu'en dix ans les données de la stratégie mondiale _ontchangé et qu'il convient d'adapter l'alliance à des situations ·nouvelles, on ne dirait rien que d'évident, mais ces généralités englobent le sentiment qu'au sein même de la communauté atlantique les droits et les devoirs de chacun doivent être définis plus soigneusement. Il se pourrait qu'en ce domaine aussi les Etats-Unis aient d'une certaine manière trop bien réussi. Lorsqu'ils créèrent l'alliançe, les contingents européens n'avaient guère qu'une valeur d'appoint, et le temps n'est pas éloigné où le chef d'état-major américain dénonçait avec amertume la paresse des nations continentales qui se laissaient protéger sans faire · grand effort par elles-mêmes. Aujourd'hui, les douze divisions modernes de la Bundeswehr sont constituées, l'armée française rentre d' Algérie et ce sont les troupes anglaises et américaines dont l'importance relative diminue sur le continent. L'Allemagne ne fait pas état de ces modifications et continue d'assumer loyalement le rôle d'alliée fidèle ; c'est parce qu'elle a ti:ès impérieusement besoin de l'appui américain pour la défense de Berlin et redoute plus que tout tin dialogue américano-soviétique conduisant hypothétiquement à un marchandage

L. EMBRY dont elle ferait les frais. La France n'est pas retenue par de telles craintes et se sent donc plus libre de revendiquer dans l'alliance un rôle moins subalterne. Ici se pose naturellement la question des armes atomiques dont on prétend qu'une armée moderne ne peut se passer à moins qu'elle se résigne à n'être plus qu'une force supplétive. L'Allemagne a souscrit à Londres, ~n 1954, à l'interdiction d'en fabriquer - et d'ailleurs espère en être dotée un jour prochain par les Américains eux-mêmes; la France s'est engagée dans une autre voie et l'on doit rappeler d'ailleurs que la décision de fabriquer une bombe française a été pri~e bien avant que de Gaulle vînt énergiquement pousser l'entreprise. Vanité ? Présomption ? Infraction à la discipline de l'alliance? Il se peut; convenons aussi que les Etats-Unis avaient commis une faute psychologique en communiquant leurs secrets atomiques à l'Angleterre alors qu'ils les refusaient à la France en arguant du fait que la haute administration de celle-ci, noyautée par les crypto-communistes, laisserait les secrets en question s'envoler aussitôt vers Moscou. L'argument ne manquait pas de force, mais il était facile de répondre en demandant s'il y a moins de crypto-communistes à Londres ou même à Washington qu'à Paris, les faits connus permettant d'en douter. La discrimination ainsi pratiquée était donc bien une atteinte, les uns diront à l'amour-propre, les autres à la dignité de la France; on jugeait manifestement que la France était hors d'état de s'armer par ellemême et c'est ce défi qui a été relevé. Nous laissons naturellement aux spécialistes le soin de dire si l'équipement nucléaire français, d'abord tourné en dérision, maintenant pris plus au sérieux, constitue un facteur militaire d'une importance appréciable. Il nous incombe par contre de constater que son existence a le sens d'une rébellion partielle contre l'hégémonie américaine, d'une sommation tendant a obtenir qu'un examen attentif soit enfin consacré aux thèses formulées depuis quatre ans par de Gaulle quant à la réorganisation de l'O.T.A.N. et du commandement interallié. L'histoire interne de n'importe quelle coalition étant toujours, même en pleine guerre, celle de froissements, de tiraillements, de sourdes rivalités, il n'y aurait pas lieu de s'émouvoir à l'excès des actuels désaccords entre l'Amérique et la France s'ils ne nous conduisaient à la question des questions, c'està-dire à la construction de l'Europe et à l'orientation qu'elle pourra éventuellement se donner. POUR qui ne considère que les données explicites et publiques du problème, la dispute entre fédéralistes et confédéralistes paraît incroyablement futile ; on ne peut comprendre ni la passion que d'aucuns y mettent ni les manœuvres d'obstruction dont se sont chargés, Biblioteca Gino Bianco 199 dont ont été chargés plutôt, les Hollandais, puis les Belges. Europe des Etats ? Europe des peuples ? Qui ne voit que ces formules, bien loin de s'opposer, sont complémentaires et toutes deux nécessaires ? Si l'on se place sur le terrain du réalisme, si l'on vise à l'efficacité rapide, il est évident qu'on doit se proposer d'abord d'organiser une collaboration régulière entre les gouvernements européens ; il leur appartiendra de développer les organes communs, d'harmoniser non seulement les initiatives diplomatiques et les moyens de défense, mais les chemins de fer, les autoroutes, les voies aériennes, les systèmes bancaires, les monnaies, etc. Pendant que ce travail s'accomplit, qui empêche les fédéralistes de porter leurs efforts sur un autre plan, de gagner les foules à leurs idées, de multiplier les contacts et les échanges, de préparer cette démocratie supranationale et parlementaire qui leur tient à cœur ? Ils se flattent de voir loin et d' œuvrer pour l'avenir; soit, mais en attendant ce plein éveil qu'ils nous promettent d'une conscience européenne, l'action des gouvernements et des Etats nationaux doit-elle être éliminée ? De tels paradoxes impliquent des réalités qu'on s'abstient de mettre en pleine lumière, mais dont il n'est pas difficile de supputer l'influence. Et d'abord il faut bien dire franchement que dans l'immédiat et en pratique, l'Europe des Etats, c'est une étroite alliance franco-germanoitalienne au cœur de l'alliance atlantique, plus étendue, mais plus lâche. Les petites puissances craignent d'être, en une combinaison politique de cette nature, forcément infériorisées, peutêtre même menacées d'absorption ; leurs liens avec le monde anglo-américain sont d'ailleurs étroits et multiples, si bien qu'elles ne désirent pas du tout les desserrer. Dans une Europe démocratiquement unifiée, au reste problématique et encore lointaine, les petits auraient, conformément à une tactique immémoriale, plus de chance de se liguer contre les empiétements des grands ; le fédéralisme serait en définitive moins coercitif, moins autoritaire que l'organisation confédérale. Mais il y a plus, et l'on touche ici au point sensible. De Gaulle n'a pas caché que, selon ses vues, une Europe solidement constituée par une alliance des principaux Etats d'Occident serait indépendante, donc habilitée à définir librement sa politique. Cela ne signifie nullement qu'il préconise en l'état présent des choses l'absurdité criminelle que serait la rupture avec les EtatsUnis. On doit seulement entendre, et c'est beaucoup, qu'il ne tient pas pour nécessaire à jamais la protection américaine, que l'Europe sera capable de s'en passer si elle sait forger sa puissance, qu'elle pourra donc revendiquer dans la conduite des affaires du monde un rôle plus décisif, surtout en liant partie avec la nouvelle Afrique. Allons plus loin, imaginons le cas où !'U.R.S.S. continuerait sur sa lancée thermidorienne ; de Gaulle entrevoit alors la possibilité de négocier avec elle son retour en Europe. Bien des per-

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