Le Contrat Social - anno VI - n. 3 - mag.-giu. 1962

130 rienne datant... de 1914. « L'histoire commence à Sumer », dit la mode actuelle, mais l'épigraphie sumérienne reste obscure aux rares spécialistes : or il s'agit de la plus ancienne langue morte de l'histoire, longtemps la seule écrite en Mésopotamie, usitée pendant deux millénaires de l'Asie Mineure à la Susiane. Les inscriptions de Byblos, les tablettes de Ras Shamra, les trouvailles de Mari et tant d'autres sont des acquisitions d'hier ou d'avant-hier, de même que le déchiffrement des hiéroglyphes hittites. Marx était mort quand furent connues les correspondances de Tel elAmarna et traduites les inscriptions des Pyramides; et Engels disparut avant la publication des Originesde l'Egypte par J. de Morgan, avant les découvertes du même à Suse, avant la révélation du code d'Hammourabi, des textes élamites. Tous deux ont ignoré la révision fondamentale de la chronologie, cette «épine dorsale de l'histoire », à haute époque, ainsi que les progrès extraordinaires de l'herméneutique et de l'exégèse biblique au xxe siècle, consécutifs à l'énorme accroissement de notre documentation sémitique. On est donc en droit de ne pas tenir pour démontrée leur conclusion hâtive que « l'histoire de toute société est l'histoire des luttes de classes», ni leur conception qui «esquisse à grand traits » une succession des modes de production «asiatique, antique, féodalet moderne» sur quoi s'achève, selon eux, « la préhistoire de la société humaine ». CEPENDANT Lénine et Pokrovski, pour toute «science » historique, en étaient restés aux travaux de jeunesse de Marx et Engels, méconnaissant même les sérieux correctifs apportés par ceux-ci, in fine, à leur philosophie de l'histoire. Or, si les auteurs du Manifeste ont écrit des choses savantes, leur historiosophie dépourvue de lois vérifiables par l'expérience ne saurait être tenue pour scientifique dans l'acception exactedu terme; ils ont mis en circulation des hypothèses captivantes, involontairement captieuses, que les marxistes ont prises à tort pour des certitudes ; ils avaient d'incontestables dons et talents, mais qui n'étaient pas transmissibles. Leurs disciples immédiats ont pu donner des œuvres consciencieuses et intéressantes, prêtant ·à controverse : elles ne font pas époque. Avec les disciples des disciples, le niveau intellectuel décline sans discontinuer et, sous Staline, le «marxisme » prend bientôt tournure caricaturale. Ce qui n'était antérieurement qu'étroitesse d'esprit, insuffisance de savoir et présomption dans le prophétisme devient, dans les ,années 30, psittacisme primaire, falsification systématique, vaticination tranchante et sans réplique. Par force, l'histoire entre au service de la politique vulgaire, sous l'œil omniprésent de la police, et la politique vulgaire s'introduit abusivement dans l'histoire. Pendant la phase d'intolérance, de fanatisme et de terreur où s'instaure l'absolutisme de Staline, les historiens subissent le sort de toute l'intelligentsia persécutée, martyrisée, et l'histoire est soumise aux"pires desseins Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL du pouvoir camouflés sous la terminologie trompeuse d'une théorie de circonstance, le prétendu «marxisme-léninisme». Imbu de sa «science» élémentaire, Lénine n'avait pas prévu les. abominations qui allaient s'accomplir en son nom et qui devaientdiscréditer son œuvre. Il n'admettait d'ailleurs point qu'on parlât de léninisme, pas plus que Marx n'acceptait de couvrir le marxisme. 11 ne lui serait jamais venu à l'esprit de tourmenter des « historiensidéalistes » (sic), donc hérétiques, genre N. Karéiev, S. Platonov, E. Tarlé, quoiqu'il les tînt par sectarisme en piètre estime. Karéiev entra même à l'Académie des Sciences après la mort de Lénine, avant le stalinisme intégral, et décéda à temps pour échapper aux terribles «épurations» jmminentes. Mais Platonov et Tarlé furent vite arrêtés, exilés : le premier n'en revint .pas, le second ne rentra en grâce qu'au prix de sa personnalité originale. D. Riazanov, 1, pour qui Lénine avait créé l'Institut Marx-Engels, périt aussi en exil ; son édition scrupuleuse des œuvres complètes de Marx et Engels, ses Annales du marxisme, ses Archives Marx-Engels furent supprimées, mises au pilon. Pokrovski fut soudain honni, vilipendé, ainsi que toute son « école ». Au cours des grands massacres d'intellectuels perpétrés par Staline avant de conclure son pacte avec Hitler, la plupart des «historiensmarxistes » et des «professeurs rouges » disparurent pour toujours en Sibérie, ou dans les chambres de tortures, ou simplement condamnés à mort. Seule rescapée connue, Anna Pankratova ne survécut que domestiquée, aux ordres du philistin suprême. La littérature historique correspondant à la tyrannie sanguinaire de Staline ne mérite pas .discussion ; elle vaut seulement de figurer dans un musée des horreurs. Le Précis d'histoire du Parti, mensonger d'un bout à l'autre, tiré à plus de 50 millions d'exemplaires en toutes langues, suffit à caractériser l'ensemble. Renié par les stalinistes eux-mêmes dès 1956, ce livre répugnant a été remplacé en 1959 par une version nouvelle aussi méprisable que la précédente à maints égards, ce qui démontre la pérennité du stalinisme dont l'essence est le mensonge. Toutefois, les courants qui traversent sourdement la société soviétique sous le monolithisme de façade se font sentir et incitent le pouvoir à concéder aux écrivains quelque liberté d'expression en marge du dogme intangible. La conférence d'historiens réunie l'an dernier à Genève sous les auspices de la revue Survey et de l'Institut Universitaire de Hautes Etudes Internationales pour traiter de L'Histo-irecontemporainedans le miroir soviétique, eJ devant laquelle le professeur Merle Fainsod a fait l'exposé qu'on lira plus loin, aidera beaucoup à discerner ce qui se passe derrière le miroir. Le compte rendu complet de cette conférence, à paraître, sera une contribution de premier ~rdre à une soviétologie critique· enfin sérieuse. B. Souv ARINE.

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