174 rait précisément chez Machiavel que toute la politique y fût envisagée comme un jeu de forces qu'il s'agit d'ordonner. Pour Spinoza comme pour Machiavel, l'ordre n'est qu'une certaine façon de disposer ces forces. La structure sociale ne se substitue pas à la nature : elle la met en forme. Hobbes, lui, distinguait un état de nature auquel il voulait substituer un état où régnerait le droit. C'est là le projet même de Rousseau. Et celui-ci n'hésite même pas à dire que le législateur « doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine». (Nous avons, de notre temps aussi, entendu parler des « ingénieurs des âmes».) Enfin, un autre point, moins apparent peutêtre, mais plus important, sépare Rousseau de Machiavel. C'est que Rousseau, tout en préconisant une transformation sociale, doute au fond que son programme soit réalisab~. Il a en effet au moins deux raisons d'en douter. L'une est son intransigeance absolue : « A l'instant qu'il y a un maître il n'y a plus de Souverain, et dès lors le corps politique est détruit 1 • » L'autre est que la liberté ne peut, selon lui, s'établir qu'au sortir de la barbarie primitive, et si on la perd, « on ne la recouvre jamais » ( Contrat social, pp. 94-95). D'ailleurs, à proprement parler, il n'y a, dit et répète Rousseau, et ne peut y avoir de vraie démocratie (pp. 148 et 249). Ce dernier inconvénient vient de ce que la démocratie chimiquement pure telle que la définit Rousseau est, de son propre aveu, irréalisable. Mais si la liberté est à peu près inconcevable dans l'état actuel des choses, c'est pour une autre raison : la liberté suppose des mœurs pures, elle disparaît lorsque les mœurs se corrompent, et la corruption des mœurs est irréversible. Seuls des illuminés pouvaient se mettre à l'école d'un maître si désespéré. Et comme Rousseau laisse entendre en divers endroits que « les vrais sentimens de la Nature ne regnent que sur le peuple» 2 , ses disciples devaient être tentés I. Contrat social, p. 49. (Rappelons que le Souverain est et ne peut être que l'ensemble des citoyens.) Cf. aussi pp. 132--33. Et p. 219 : « A l'instant qu'un Peuple se donne des Représentans, il n'est plus libre, il n'est plus. » 2. Lettre à d'Alembert, 1re éd., p. 262 (en note). Cf. Emile, II, 226. Biblioteca Gino Bianco ANNIVERSAIRES d'éliminer l'élite pour retrouver dans le peuple ces farouches barbares chez qui on peut songer à construire un régime de liberté. Le point où tend Machiavel, ce n'est pas cette purification du monde par les voies de l'utopie. Et c'est ici que Le Prince prend un sens qui devait échapper à Rousseau. Pour Rousseau, on ne transige pas avec la liberté : « Quiconque refusera d'obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps (...). On le forcera d'être libre. » Cette liberté obligatoire ne peut se réaliser que dans des conditions historiques précises, en dehors desquelles il est vain de rien tenter. Machiavel au contraire, en traçant la figure du Prince, dresse en permanence devant nos yeux le modèle du Réformateur. En face de Rousseau, homme de cabinet amer qui multiplie les objections et les obstacles, Machiavel apparaît comme l'inlassable promoteur d'une action efficace. Il a l'âme de l'homme d'Etat qui ne cherche pas si une action est possible; mais quelle action est possible. Pour Rousseau, la présence d'un maître suffit à détruire le corps social. Pour Machiavel, il y a toujours un chemin qui mène à la liberté, et il peut se faire que l'instauration d'un prince soit la première étape d'un avenir démocratique. Il apparaît donc que ce que Rousseau a emprunté à Machiavel n'est nullement l'enseignement politique de Machiavel. C'en serait plutôt l'inverse. Machiavel avait pour l'Antiquité une admiration grave et il a puisé chez elle des leçons de politique. Rousseau a appris de Machiavel à révérer !'Antiquité, mais chez lui, en l'absence de tout sentiment de la pratique politique, l'Antiquité se change en un mirage. Les faits se dissolvent, l'évolution historique de la Rome républicaine s'évanouit. Seuls demeurent des concepts abstraits: la succession de trois termes : barbarie, liberté, corruption, et une notion de vertu, qui, en passant par Montesquieu, a pris une résonance morale assez nouvelle. C'est pourtant ce mirage, où survivait l'inspiration de Machiavel, qui a été lancé par Rousseau vers l'avenir, et qui jusqu'à nos jours, dans unè grande partie du monde, a coloré d'une couleur essentielle l'idée de démocratie. YVES LÉVY. . ,
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