YVES LÉVY Nous ne nous attarderons pas sur la Lettre à d'Alembert - où l'on trouverait en deux ou trois passages des traces d'influence machiavélienne - ni sur Emile, où Machiavel se trouve cité (1re éd., II, 279) parmi d'autres historiens modernes que Rousseau juge fort inférieurs aux anciens. Il est vrai que Rousseau parlera quelques années plus tard (lettre du 26 mars 1767) de « l'excellente Historia fiorentina de Machiavel », mais il s'adresse alors à la personne qui achète sa bibliothèque ... Nous voici arrivés à l'année 1762 et au Contrat social, qui n'est pas seulement le couronnement de l'œuvre politique de Rousseau, mais aussi l'ouvrage où l'influence de Machiavel est le plus apparente. Comment en effet Rousseau ne se souviendrait-il pas du secrétaire florentin lorsqu'il traite des divisions, du Législateur, de l'étendue de l'Etat et de son aptitude à faire les conquêtes, de la liberté et de l'égalité, du choix des gouvernants et de la continuité politique dans les républiques et· monarchies, du rôle politique du christianisme? Mais s'il s'en souvient, c'est tantôt pour s'accorder avec lui, et tantôt pour le contredire. Nous avons dit (article cité de mars 1959) que sur le problème des divisions et des partis, Rousseau détourne un texte de Machiavel de son sens, et lui fait dire l'inverse de ce qu'il exprime en effet. Sur l'étendue de l'Etat, les deux auteurs pensent aussi à l'opposé l'un de l'autre, le Genevois identifiant ( à la suite de Montesquieu) la république avec la cité-Etat, tandis que Machiavel rêve de la grandeur de Rome. En revanche, Rousseau s'accorde tout à fait avec son prédécesseur lorsqu'il pose que la république choisit mieux ses serviteurs que le monarque, et qu'elle s'attache à une politique avec plus de constance et de cohérence que lui (comparez Contrat social, liv. III, ch. 6, et D., I, 47 et 58). De même, tout en exaltant comme Machiavel la fonction sociale et politique de la religion, Rousseau reprend tous les griefs du Florentin contre le christianisme : « Le Christianisme ne prêche que servitude et dépendance. Son esprit est trop favorable à la tirannie pour qu'elle n'en profite pas toujours. Les vrais Chrétiens sont faits pour être esclaves » (cf. D., II, 2). C'est ainsi que Machiavel apparaît jusque dans les dernières pages du Contrat social. Et Rousseau relira encore l'œuvre de son maître après la publication de son grand ouvrage théorique. Dans son dernier écrit politique, les Considérations sur le gouvernement de Pologne, on ne retrouvera pas seulement certains thèmes machiavéliens déjà utilisés par Rousseau, mais tel autre dont il ne s'était encore jamais servi : « Est-il sûr, demande-til, que l'argent soit le nerf de la guerre? Les peuples riches ont toujours été battus et conquis par les peuples pauvres. » C'est ce que disait Machiavel (D., II, 10). Rousseau s'occupe z.ssez longuement, ici, des choses militaires, et il retrouve les principes de Machiavel lorsqu'il énonce que < 1 tout citoyen doit être soldat par devoir, nul ne Biblioteca Gino Bianco 173 doit l'être par métier », ou lorsqu'il conseille aux seigneurs polonais d'ê:l.ffranchirles serfs et d'en constituer une milice. Mûs c'est le ccmmencement de ces Considérations - ou plutôt le commencement du chapitre n, le premier étant une manière d'introduction - qui manifeste de la façon la plus émouvante la fidélité de Rousseau au principe même de la pensée de Machiavel : Quand on lit l'histoire ancienne, on se croit transporté dans un autre univers et parmi d'autres êtres. Qu'ont de commun les François, les Anglois, les Russes, avec les Romains et les Grecs ? rien presque que la figure. Les fortes ames de ceux-ci paroissent aux autres des exagérations de l'histoire. Comment eux qui se sentent si petits penseroient-ils qu'il y ait eu de si grands hommes ? Ils existerent pourtant, et c'étoient des humains comme nous. Qu'est-ce qui nous empêche d'être des hommes comme eux ? nos préjugés, notre basse philosophie, et les passions du petit intérêt, concentrées avec l'égoïsme dans tous les cœurs par des institutions ineptes que le .génie ne dicta jamais. Rousseau, sans nul doute, s'est de nouveau baigné dans l'âme antique de Machiavel. Le voici qui, mettant ses pas dans les pas du Florentin, va à son tour préférer Numa à Romulus (cf. D., I, II), et se remémorer les cérémonies religieuses des vieux Romains « qui par leur nature étoient toujours exclusives et nationales », tandis que les modernes, « s'ils s'assemblent, c'est dans des temples pour un culte qui n'a rien de national». Mais à quoi bon citer encore? Ce n'est pas le lieu de multiplier les rapprochements. Ceux qui précèdent suffisent à faire sentir l'étendue et les limites de l'influence de Machiavel sur Rousseau. ON A DIT plus haut que Spinoza s'est efforcé de géométriser la politique de Machiavel. Rousseau, pour avoir des sources d'inspiration plus diverses, n'en est pas moins porté à géométriser lui aussi, et lui-même s'attend à ce reproche (Emile, 1re éd., IV, 406 ; Contrat social, 1re éd., pp. 130-131). C'est que Spinoza et Rousseau sont gens de cabinet, tandis que Machiavel est homme d'action. Rousseau fonde explicitement son Discours sur l'inégalité sur le raisonnement et les vraisemblances. Machiavel raisonne aussi, mais toujours sur des faits. Il y a un point qui sépare plus profondément le Genevois du Florentin. Celui-ci a fondamentalement l'esprit historique. A lire Emile, on s'attendrait que Rousseau l'eût également. Il y dit en effet (Il, 278) que « les pires Historiens pour un jeune homme, sont ceux qui jugent. Les faits, et qu'il juge lui-même ; c'est ainsi qu'il apprend à connoître les hommes.» Par malheur, Rousseau s'occupe très peu des faits historiques. Il travaille presque exclusivement sur des conjectures, des vraisemblances, et manifeste un inlassable esprit juridique, qui est précisément l'inverse de l'esprit historique. A cet égard, il tombe dans le défaut que Spmoza reprochait à Hobbes : Spinoza admi-
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