172 toute chose, et de la fortune de n'en pouvoir guère obtenir) il en résulte dans l'esprit humain une perpétuelle insatisfaction et un dégoût des choses qu'on possède, ce qui fait blâmer le présent, louer le passé et louer le futur, bien qu'on n'y soit induit par aucun motif raisonnable (D., II, chap; liminaire). LE Discours sur l'origine de l'inégalité est un moment curieux de la pensée de Rousseau. Du premier Discours à la préface de Narcisse - de 1749 à 1753 - il a toujours fait preuve d'une rel1tive pondération. Dans ce dernier écrit, il posait que les vices qu'on remarque chez ses contemporains « n'appartiennent pas tant à l'homme qu'à l'homme mal gouverné». Cela implique qu'on peut concevoir un homme bien gouverné, et il semble que Rousseau le conçoive en effet. Plus tard) d1ns le Contrat social, il s'efforcera de définir ce bon gouvernement qui, au sortir de la barbarie, permet de retarder autant qu'il est possible le moment de la corruption, et il n~ négligera pas d'invoquer la leçon de Machiavel, maître d'élection de .tous ceux qui ont rêvé d'une liberté réglée par les lois. Mais à peine a-t-il publié Narcisse qu'une nouvelle question de l'Académie de Dijon le jette dans un enthousiasme fort él )igné de tant de sagesse. Devons-nous croire que Rousseau avait besoin de s'affranchir de toute influence pour se laisser aller à ses sentiments profonds, pour condamner toute vie sociale avec une fureur sans retenue? Lui-même, dans les Confessions, insinue que l'influence de Diderot serait responsable du ton excessif de cet ouvrage. Cependant, si l'on considère l'obstination avec laquelle Rousseau s'est gardé des fonctions sociales, refusant notamment les noms de mari et de père dans des circonstances où il eût paru naturel de les accepter, on peut penser qu'il n'avait besoin que d'être lui-même pour manifester avec violence une hostilité entière à toute société. Il est d'ailleurs remarquable que, dans ce discours, il conteste précisément le caractère naturel des fonctions de père et de mari, et sur ce point s'oppose explicitement à Locke, auteur dont la lecture ne laisse pourtant pa~ d'avoir été pour lui, à ce moment, fort suggestive. Quoi qu'il en soit, le Discours sur l'origine de l'inégalité présente la vie primitive sous des couleurs riantes. Les sauvages antérieurs à la formation des sociétés ont vécu dans la liberté et dans le bonheur, à l'abri non seulement de l'inégalité sociale, mais de l'inégalité naturelle elle~même, car « l'inégalité est à peine sensible dans l'état de Nature, et son influence y est presque nulle». Dès la constitution des premières sociétés, l'esprit de l'homme commence à se perfectionner, et sa situation empire à mesure. A peine trouve-t-on çà et là un relent machiavélien - une exaltation de la fonction sociale de la religion (pp. 160-161 de la première édition), une exception en faveur de Sparte (pp. 143 et 166) - qui détonne dans un ouvrage tout entier tourné con~re la société, généBibliotecaGino Bianco ANNIVERSAIRES ratrice d'inégalité. Notons d'ailleurs que la longue « Dédicace », écrite après coup, est d'un style tout différent : dans cet éloge du gouvernement de Genève, on retrouve l'influence de Machiavel (notamment de D., I, 1 et 6) : Machiavel comme Rousseau se sentait une grande tendresse pour les petites cités, bien que les circonstances historiques l'aient conduit à préférer, à la leçon de Sparte, celle · de la Rome antique. On trouve même sous la plume de Rousseau une phrase qui est presque traduite du secrétaire florentin : « Les Peuples une fois accoutumés à des Maîtres ne sont plus en état de s'en passer », écrit-il p. XII. Et Machiavel (titre de D., 1, 16) : « Un peuple accoutumé à vivre sous ùn prince, si quelque accident le rend libre, conserve difficilement la liberté. » * :i,. :i,. ·L'ARTICLE conomie du tome V de l'Encyclopédie (paru en 1755) nous montre un Rousseau revenu de son enthousiasme, et disposé à examiner les conditions du bon gouvernement. Il y expose qu'il existe un « gouvernement légitime ou populaire » dont la fonction est de « suivre en tout la volonté générale » et de préserver cette volonté générale de toute dégénérescence en faisant régner la vertu. Outre cela, le gouvernement doit protéger la propriété, car... ... il est certain que le droit de propriété est le plus sacré de tous les droits des citoyens, et plus important à certains égards que la liberté même (...) La propriété est le vrai fondement de la société civile, et le vrai garant des engagemens des citoyens. On retrouve dans cet essai la distinction du sage et du héros, avec la préférence donnée à celui-ci, parce que l'amour de la patrie le conduit à chercher le bonheur de tous, tandis que l'amour de l'humanité ne mène le sage qu'à la vertu, et par elle à son bonheur personnel. On y lit aussi qu'il faut « prévenir l'extrême inégalité des fortunes », principe inodéré énoncé à plusieurs reprises par Machiavel dans des chapitres que Rousseau connaissait bien (notamment D., I, 17, 18, 55). Mais surtout, dans cet article, Rousseau nomme Machiavel· pour la première fois. Parlant de la tyrannie, il la dit décrite « dans les satyres de Machiavel». Cette formule annonce le passage célèbre et tant cité du Contrat social : « En feignant de donner des leçons aux Rois il en a donné de grandes aux peuples. Le Prince de Machiavel ~st le livre des républicains. » Cette interprétation dérive sans doute d'opinions recueillies par Bayle dans son Dictionnaire, celles notamment de Wicquefort et du chancelier Bacon : Machiavel aurait dit non ce que les princes doivent faire, mais ce qu'ils font. Imbu du Machiavel républicain des Discours sur Tite-Live, Rousseau pensa non seulement que Le Prince décrivait, mais qu'il dénonçait l'activité des rois. Il y a d'ailleurs là une indubitable erreur d'interprétation, dont on reparlera.
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