Le Contrat Social - anno VI - n. 3 - mag.-giu. 1962

YVES LÉVY Lecture qui d'ailleurs n'était pas récente, et lui avait laissé un souvenir assez flou. En résumé, le Discours dont il s'agit, né par hasard de la question posée par l'Académie de Dijon, est fondé sur une lecture toute fraîche de Montaigne, et sur un souvenir des ouvrages de Machiavel qui, pour imprécis qu'il fût, rendait cependant à Rousseau, avec une certaine fidélité, l'atmosphère des Discours sur Tite-Live. LE Discours fit du bruit. On l'attaqua. Rousseau prenait cet essai rapide et superficiel pour une œuvre profonde et démonstrative, et le défendit avec ardeur. Cet écrit le jeta - « durant plus de quatre ou cinq ans », dit-il dans les Confessions - dans un état d'effervescence qui lui mit à plusieurs reprises la plume à la main. Mais pour approfondir ses réflexions, il rouvrit les œuvres de Machiavel, et particulièrement les Discours sur Tite-Live. Il relut souvent le secrétaire florentin dans les années qui suivirent, et l'on trouve désormais les traces de son influence dans tous ses écrits, jusqu'au Contrat social et au-delà. En voici quelques témoignages. Le roi de Pologne - c'est-à-dire Stanislas Leszczynski, qui conservait ce titre - avait combattu les vues de Rousseau. Dans sa réponse, celui-ci dit : On n'a jamais vu de peuple une fois corrompu revenir à la vertu. En vain vous prétendriez détruire les sources du mal; en vain vous ôteriez les alimens de la vanité, de l'oisiveté et du luxe ; en vain même vous rameneriez les hommes à cette premiere égalité conservatrice de l'innocence et source de toute vertu : leurs cœurs une fois gâtés le seront toujours ; il n'y a plus de remède, à moins de quelque grande révolution presque aussi à craindre que le mal qu'elle voudroit guérir. Ce passage est une paraphrase du chapitre 17, livre premier, des Discours sur Tite-Live (que nous citerons désormais par D.), où on lit : Là où la matière est corrompue, les bonnes lois sont sans effet, à moins qu'elles ne soient mises en œuvre par un homme qui use d'une force extrême pour les faire observer jusqu'à tant que la matière devienne bonne. J'ignore si une telle chose est jamais arrivée ou s'il est possible qu'elle arrive jamais parce qu'on voit qu'une cité tombée en décadence par la corruption de la matière, si jamais il arrive qu'elle s'en relève, cela arrive grâce à un homme qui vit alors, et non grâce à la foule qui soutiendrait les bonnes institutions. Et dès que cet homme est mort, elle retourne à sesprécédenteshabitudes ( ... ) C'est qu'une telle corruption et petite aptitude à vivre libre naît d'une inégalité qui est dans cette cité, et à vouloir y rétablir l'égalité, il faut user de moyens tout à fait exceptionnels, ce que peu savent ou veulent faire. Peu après, dans sa réponse à M. Bordes - qui avait lw aussi pris la défense des sciences et des arts - Rousseau s'étend sur l'exemple de Brutus condamnant à mort ses propres fils pour complot contre la République. C'est là sans doute une page inspirée du chapitre où Machiavel (D., III, 3) énonce qu'« il faut tuer les fils de Brutus ». Biblioteca Gino Bianco 171 Vers la même époque Rousseau paraphrase beaucoup plus visiblement encore Machiavel lorsqu'il écrit, à l'occasion d'une question proposée par l'Académie de Corse, son Discours sur la vertu la plus nécessaire aux héros. Le héros que peint Rousseau aux premières pages de cet essai est typiquement machiavélien: ses vues s'étendent au loin, « le bonheur des hommes est son objet, et c'est à ce sublime travail qu'il consacre la grande âme qu'il a reçue du ciel ». Le sage ne peut guère qu'assurer son propre bonheur, aux autres il lui faut se borner à donner « quelques instructions salutaires ». Qu'on parle aux grands ou au peuple, cela est de mince effet. Les hommes ne se gouvernent pas ainsi par des vues abstraites ; on ne les rend heureux qu'en les contraignant à l'être, et il faut leur faire éprouver le bonheur pour le leur faire aimer : voilà l'occupation et les talens du héros ; c'est souvent la force à la main qu'il se met en état de recevoir les bénédictions des hommes qu'il contraint d'abord à porter le joug des loix pour les soumettre enfin à l'autorité de la raison. Le héros de Rousseau est fort proche du réformateur dont Machiavel fait à plusieurs reprises le portrait, soit dans Le Prince, soit dans les Discours (notamment I, 9 et 10). Rousseau n'ignore d'ailleurs pas que... ... la félicité publique est bien moins la fin des actions du héros qu'un moyen pour arriver à celle qu'il se propose ; et cette fin est presque toujours sa gloire personnelle. Or Machiavel (D., I, 18) remarquait déjà que, pour remettre en ordre une cité corrompue, ... il faut user de moyens exceptionnels, par exemple de la violence et des armes, et devenir à tous égards le maître de cette Cité et pouvoir en disposer à son gré. Mais comme rendre à une Cité une vie politique ordonnée présuppose un homme de bien, et devenir par violence prince d'une République présuppose un homme mauvais, on trouvera qu'il n'arrive guère qu'un homme veuille devenir prince par de mauvaises voies lorsque ses intentions sont bonnes, ou qu'un coupable devenu prince veuille agir bien et qu'il lui vienne à l'esprit de bien user de cette autorité mal acquise. L'ambiguïté du héros de Rousseau est celle même du héros de Machiavel. Mais en général l'homme de Rousseau est sans doute assez proche de l'homme de Machiavel. Dans la préface de Narcisse, le Genevois écrit que l'homme ... ... est né pour agir et penser, non pour réfléchir. La réflexion ne sert qu'à le rendre malheureux, sans le re~dre meilleur ni plus sage : elle lui fait regretter les biens passés, et l'empêche de jouir du présent : elle lui présente l'avenir heureux pour le séduire par l'imagination, et le tourmenter par les désirs, et l'avenir malheureux, pour le lui faire sentir d'avance. Ne per~oit-on pas là un écho de Machiavel? Celui-ci disait : Comme les appétits des hommes sont insatiables (car ils tiennent de la nature de pouvoir et vouloir désirer

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