170 séjour où, secrétaire de l'ambassadeur de France, il eut à s'occuper des affaires publiques. Il avait, dit-il, beaucoup de travail. Et il ajoute ( Confessions, livre VII) : Je consacrois le reste du tems à l'étude du métier que je commençois, et dans lequel je comptois bien, par le succès de mon début, être employé plus avantageusement dans la suite. Plusieurs fois auparavant il a parlé de périodes où il se livrait à l'étude, mais chaque fois il précisait les auteurs qu'il lisait ou les disciplines où il s'exerçait, et il ne s'agissait jamais ni de Machiavel ni de politique. Notons cependant qu'il avait dès sa jeunesse lu avec enthousiasme les biographies de Plutarque, et qu'il y avait puisé pour les vertus romaines une admiration émue qui devait le préparer à recevoir l'enseignement du secrétaire florentin. Quoi qu'il en soit de l'époque où Rousseau lut Machiavel, il faut reconnaître que l'influence du Florentin n'est pas directement perceptible dans le Discours de 1749 (publié en 1750) sur la question de l'Académie de Dijon : « si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs ». L'auteur se réfère surtout à Montaigne, qui ne laisse pas d'être un bon maître en matière de scepticisme, fût-ce quand il s'agit de mettre en doute les avantages de la civilisation. On pourrait même, à première vue, supposer que la thèse de Rousseau s'oppose aux idées de Machiavel. En effet, le « rétablissement des sciences et des arts » dont parle l'Académie de Dijon désigne évidemment ce que nous appelons la Renaissance. Or Machiavel a explicitement écrit qu'il voulait faire renaître l'esprit de l'Antiquité dans la politique comme d'autres le restauraient dans les arts. Mais si l'on prend garde à la véritable pensée de Rousseau et à celle de Machiavel, on s'apercevra qu'elles sont identiques. Le Florentin veut réagir contre les préjugés du Moyen Age, source de la servitude qui s'est étendue sur l'Europe. Or Rousseau dit qu'au Moyen Age « les peuples de cette partie du monde (...) vivoient (...) dans un état pire que l'ignorance ». A la vérité Rousseau est d'opinion que la renaissance des sciences, des lettres et des arts a mis « des guirlandes de fleurs sur les chaînes de fer » dont les hommes sont chargés, et étouffé en eux « le sentiment de cette liberté originelle pour laquelle ils sembloient nés ». Mais ce que Machiavel veut ressusciter, ce n'est pas l'Antiquité dans ce qu'elle a de délicat et de raffiné : c'est la mâle vigueur des Romains des beaux temps de la République. De sorte que si Machiavel veut revenir aux origines de la vertu antique, c'est également ce que souhaite le citoyen de Genève. S'il semble y avoir entre eux une différence, les deux siècles et demi qui les séparent l'un de l'autre suffisent à en rendre compte: Machiavel n'a à condamner que les ténèbres du Moyen Age, et Rousseau doit en outre expliquer pourquoi la renaissance des sciences et des arts n'a pas fait renaître la liberté Bibl·ioteca Gino Bianco ANNIVERSAIRES antique. Dès son premier Discours, le système d'explication est au point: la civilisation corrompt l'homme, les blandices des lettres et des arts, les séductions du luxe le détournent d'une liberté qui n'est compatible qu'avec la vie sobre et simple des cités-Etats d'agriculteurs ou d'artisans. Il faut ici prendre garde à deux choses. L'une est que Rousseau ne songe nullement à condamner la société sous toutes ses formes. Lorsqu'il écrit qu'au Moyen Age « l'Europe étoit retombée dans la barbarie des premiers âges », cela signifie assez clairement que le moment idéal de l'histoire ne se place pas avant la constitution de la société, ni même au commencement de la société. L'homme sort de la barbarie et jouit de la liberté. Mais - et c'est là le second point à considérer - la corruption née des sciences et des arts l'éloigne de la liberté. On a donc en quelque sorte une succession en trois termes : barbarie, liberté, corruption. Ces trois termes définissent trois époques. Plus tard, Rousseau s'efforcera de décrire la première (dans le Discours sur l'origine de l'inégalité), puis la seconde (dans Du contrat social). Pour l'instant la troisième seule l'intéresse. Or, s'il ne cite jamais Machiavel, il semble pourtant juger d'après les mêmes principes que lui. A ses yeux, la marque essentielle de la corruption, c'est la décadence du sentiment patriotique et des vertus militaires. Il y revient à maintes reprises, observant par exemple que « les haines nationales s'éteindront, mais ce sera avec l'amour de la patrie », ou laissant entendre que si les sciences épuraient les mœurs, elles apprendraient aux hommes « à verser le sang pour leur patrie », ou bien notant que lorsque « Rome se remplit de philosophes et d'orateurs, on négligea la discipline militaire». « Tandis que les commodités de la vie se multiplient, que les arts se perfectionnent, et que le luxe s'étend, écrit-il ailleurs, le vrai courage s'énerve, les vertus militaires s'évanouissent. » Sans nul doute l'idée de la défense nationale occupe la pensée de Rousseau, comme elle a, dans Le Prince et dfil'\sles Discours sur Tite-Live, nourri celle de Machiavel. Est-ce au Florentin que le Genevois doit cette orientation? C'est vraisemblable, bien que cette inspiration ne se dénonce peut-être· que dans un seul passage, celui où, assez bizarrement, Rousseau dit que « l'élévation des Médicis et le rétablissement des lettres ont fait tomber derechef, et peut-être pour toujours, cette réputation guerrière que l'Italie sembloit avoir recouvrée il y a quelques siècles ». Sans doute Rousseau eût-il été bien ~n peine de préciser ici les faits qu'il allègue. Et l'on remarquera que, dans un essai consacré à la critique de laRenaissance, c'est là le seul passage où elle soit directement évoquée. Pourquoi cet exemple vague et confus, et d'ailleurs aussi peu probant que possible? Et pourquoi est-il isolé? Pour cette simple raison, peut-on penser, que Rousseau ignorait totalement l'histoire de la Renaissance, ou plutôt qu'il n'en connaissait que ce que lui en avait appris la lecture de l' Histoirede Florence de Machiavel.
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