MACHIAVEL ET ROUSSEAU par Yves Lévy DANS l'interminable querelle des Anciens et des Modernes dont les origines se confondent avec celles de la Renaissance, et qui se prolonge parmi nous dans cette bruyante révision de l'histoire mondiale - histoire des arts, histoire de la culture, histoire politique - où la part du monde classique se réduit comme une peau de chagrin, Rousseau occupe une place étrange. Père spirituel de Chateaubriand, aïeul du romantisme, il est un moment essentiel dans l'histoire du modernisme. Et en même temps il tient une r lace éminente dans ce mouvement de retour à l'antique qui devait faire revivre pa~mi nous l'âme des citoyens de l'ancienne Rome. Il a rêvé de donner une vie nouvelle à la cité antique et trouva des adeptes animés d'une foi farouche. C'est en vain qu'au siècle suivant on s'efforça de montrer que la liberté des Modernes ne pouvait se confondre avec la liberté des Anciens. Il vint un moment où les lecteurs d'Augustin Thierry, les auditeurs de Benjamin Constant crurent triompher. Leur victoire n'eut qu'un temps. Sourdement, l'idéal antique envahissait les esprits. Un siècle après la publication du Contrat social, Fustel de Coulanges reprenait le problème par la base. Il se livrait à une analyse historique approfondie et, dans un ouvrage de synthèse si brillant qu'on n'a cessé, depuis un siècle, de le réimprimer, il parait des prestiges de la science le combat contre la cité antique. En vain. L'Empire s'écroule, la monarchie parlementaire s'éloigne. Et tandis que les républicains s'assouplissent, le socialisme hérite de l'idéal antique. A l'origine de ce courant, il y a Rousseau. Mais Rousseau ne dissimule pas qu'il a lu Machiavel, et c'est indubitablement Machiavel qui lui a transmis son enthousiasme réfléchi pour la cité antique. * .. .. EN FRANCE, Machiavel a conquis la célébrité dès le milieu du xv1e siècle. Mais jamais sans Biblioteca Gino Bianco doute son influence ne fut plus grande que dans le XVIne siècle. Influence directe, car ses œuvres ne cessent d'être éditées et traduites. Influence indirecte par Spinoza, qui s'est efforcé de géométriser sa politique, comme il a géométrisé la philosophie de Descartes. En 1741, l' Antimachiavel de Frédéric, dont la vogue est considérable, et durable, contribuera à populariser la pensée du secrétaire florentin. Grâce à l' Antimachiavel - où le texte de Machiavel est présenté à côté du commentaire - on peut affirmer qu'aucun homme cultivé, dans la seconde moitié du siècle, n'a pu éviter de réfléchir sur Le Prince. Il faut d'ailleurs prendre garde à une phrase de la préface de Voltaire : J'avertis que tous les Chapitres ne sont pas autant de réfutations de Machiavel, parce que cet Italien ne ·prêche pas le crime d::!ns tout son Livre. Il y a quelques endroits de !'Ouvrage que je présente, qui sont plutôt des réflexions sur Machiavel que contre Machiavel. Frédéric, notan1ment, approuve les idées de Machiavel en matlère militaire, et c'est sans doute là que Guièert, grand admirateur du roi de Prusse, prendra contr.ct avec la conception machiavélique de l'armée nation?.le. Mais quelle que soit l'influence de Guibert sur le monde moderne - par le canal de l'armée et de la tactique - elle compte peu au prix de celle de Rousseau. Nous avons si~ndé ici (mars 1959, p. 82) qu'aucun P.uteur n'est, dans le Contrat social, cité plus souvent que Machiavel, ni avec plus d'éloges. Il faut montrer à présent que le Florentin n'était pas pour Rousseau une autorité occasionnelle, mais un guide dont l'influence a été décisive. 1 L LE CONNAISSAIT depuis longtemps. Depuis quand? C'est cc qu'il n'est sans doute pas possirle de savoir. On peut supposer qu'il l'a lu en Italie, en 1743 ou 1744, au cours dè ce
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