Le Contrat Social - anno VI - n. 3 - mag.-giu. 1962

168 que le peuple gémit d'avance quand ses maîtres lui ·parlent de leurs soins paternels 14 • Les partisans du gouvernement monarchique le représentent comme le plus apte à assurer la paix civile. Cet argument n'a pas échappé à la sagacité de Rousseau qui le réfute à deux reprises dans le Contrat social. Tout d'abord dans le chapitre sur l'esclavage : On dira que le despote assure à ses sujets la tranquillité civile. Soit; mais qu'y gagnent-ils, si les guerres que son ambition leur attire, si son insatiable avidité, si les vexations de son ministère les désolent plus que ne feraient leurs dissensions? Qu'y gagnent-ils si cette tranquillité même est une de leurs misères? On vit tranquille aussi dans les cachots : en est-ce assez pour s'y trouver bien ? 15 La même idée est reprise avec plus de vigueur encore dans la fameuse note sur les guerres civiles : Les émeutes, les guerres civiles effarouchent beaucoup les chefs, mais elles ne font pas les vrais malheurs des peuples, qui peuvent même avoir du relâche, tandis qu'on dispute à qui les tyrannisera ... Autrefois la Grèce fleurissait au sein des plus cruelles guerres ; le sang y coulait à flpts, et tout le pays était couvert d'hommes ... Un peu d'agitation donne du ressort aux âmes, et ce qui fait vraiment prospérer l'espèce est moins la paix que la liberté 16 • Sans doute les hommes peuvent trouver dans un gouvernement monarchique la tranquillité civile, mais ils ne l'obtiennent qu'au prix deleur liberté, surtout s'ils acceptent de rendre la monarchie héréditaire 17 • Telle serait en· somme la conclusion de Rousseau. LES TEXTES que nous venons de citer parlent d'eux-mêmes, ils attestent l'inspiration républicaine qui anime les écrits de Rousseau comme la violence de ses sentiments antimonarchistes. Il serait sans doute intéressant de savoir dans quelle mesure la pensée de Rousseau a pu contribuer, sinon à établir la république, du moins à la faire accepter par les esprits à une époque où, nous l'avons dit, la plupart des écrivains politiques restent partisans de la monarchie limitée ou modérée. Mais les éléments d'information manquent pour entreprendre une enquête de ce genre avec des chances de succès. Nous ne sommes pas sûrs, pour notre part, que les attaques de Rousseau contre la monarchie aient été bien 14. Vaughan, t. I, p. 389. 15. Contrat social, I, 4. 16. Ibid., III, 9, note finale de Rousseau. 17. « On a proposé de rendre la couronne héréditaire. Assurez-vous qu'au moment que cette loi sera portée la Pologne peut dire adieu pour jamais à la liberté » ( Gouvernement de Pologne, chap. VIII ; Va1;1ghan,t. II, p. 363). BibliotecaGino Bianco ANNIVERSAIRES comprises, ni qu'on en ait saisi toute la portée. On est surpris, par exemple, de lire sous la plume de Madame de Staël que Rousseau « remonte à l'origine de toute autorité sur la terre, et prouve même que la monarchie, établie par la volonté générale, fondée sur des lois que la nation seule a le droit de changer, est un gouvernement aussi légitime et peut-être meilleur que les autres » 18 • S'il est pratiquement impossible d'évaluer l'influence de l'antimonarchisme de Rousseau, on peut se demander quelle a été la source de son · républicanisme. On pense immédiatement à la République de Genève. Mais dans l'image que Rousseau s'était forgée de cette République, il y a une grande part d'illusions : il le reconnaîtra sans peine plus tard. En réalité, son idéal républicain lui vient surtout de l'histoire ancienne, la seule qui, à ses yeux, puisse être étudiée avec profit. Toutes les cités antiques qu'il admire, Rome et surtout Sparte, sont des républiques. Certes, Montesquieu partage l'enthousiasme de Rousseau pour les peuples antiques, mais ses voyages le persuaderont. que le gouvernement républicain ne convient pas aux peuples modernes. Rousseau ne désespère pas, au contraire, de faire renaître à l'époque moderne, au moins dans les petits Etats et chez certains peuples privilégiés, comme il le dit dans le Gouvernement de Pologne, « 1'esprit des anciennes institutions ». Nous avons, dans cet article, opposé l'idéal politique de Rousseau, résolument antimonarchiste, à celui des écrivains de son temps qui furent, comme Locke ou Montesquieu, partisans d'un gouvernement monarchique modéré. Nous tenons à signaler, en terminant, que le républicanisme de Rousseau rejoint à bien des égards celui professé par Spinoza. On trouve, en effet, dans le Traité politique, une critique aussi sévère de la monarchie absolue que celle formulée par Rousseau : « C'est la servitude et non la paix, qui demande que tout le pouvoir soit aux mains d'un seul », lit-on dans le chapitre VI de ce traité. En outre, pour Spinoza comme pour Rousseau, le sort de la liberté est lié à celui de la démocratie qui, selon le Traité théologico-politique, est la forme de gouvernement qui s'écarte le moins de l'état de, nature. Il est curieux de constater que les deux penseurs politiques modernes qui se sont prononcés pour la démocratie et contre la monarchie ont élé l'un et l'autre, sinon des disciples, du moins des admirateurs de Machiavel, et qu'ils n'ont pas mis en doute la sincérité de ses sentiments répu- .blicains 19 , comme si le républicanisme était lié, dans l'histoire des idées, à une certaine interprétation du machiavélisme. , ROBERT DERA THÉ. 18. Lettres sur les ouvrages et le caractère de J.-J. Rousseau, publiées pour la première fois en 1788. Seconde édition, Paris, an VI (1798), p. 97. 19. « Le Prince de Machiavel est le livre des républicains » (Contrat social, III, 6). Pour l'interprétation de Spinoza, voir, dans le Traité politique, le § 7 du chap. v.

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