R. DERATHÉ gouvernement royal avec celui d'un bon roi. Pour voir ce qu'est ce gouvernement en lui-même, il faut le considérer sous des princes bornés ou méchants ; car ils arriveront tels au trône, ou le trône les rendra tels 7 • Dans le Contrat social, Rousseau se propose de restituer aux peuples les droits que les jurisconsultes et les légistes ont illégitimement attribués aux rois. « Grotius, dit-il, n'épargne rien pour dépouiller les peuples de tous leurs droits et pour en revêtir les rois avec tout l'art possible 8 • » Ces droits que les rois ont usurpés et qui appartiennent au peuple sont les droits de majesté ou de souveraineté. Parmi les principes du droit politique, le plus important aux yeux de Rousseau est incontestablement la souveraineté du peuple. Il convient toutefois de préciser. A l'époque, c'était devenu un lieu commun de la philosophie politique d'affirmer que la souveraineté a sa source dans le peuple et que celui-ci peut, par un contrat de soumission, en confier l'exerdce à un monarque. C'était la thèse soutenue par Jurieu dans ses Lettres pastorales. Diderot la reprend dans l'article de !'Encyclopédie sur l'Autorité politique : « Le prince tient de ses sujets mêmes l'autorité qu'il a sur eux... Le prince ne peut donc pas disposer de son pouvoir et de ses sujets sans le consentement de la nation et indépendamment du choix marqué dans le contrat de soumission. » Or, ce qui caractérise la théorie de Rousseau, c'est précisément qu'il rejette ce pacte de soumission par lequel le peuple aliène la souveraineté au profit d'un monarque : Il n'y a qu'un contrat dans l'État, c'est celui de l'association, et celui-là seul en exclut tout autre. On ne saurait imaginer aucun contrat public qui ne fût une violation du premier 9 • Pour lui, la souveraineté est un droit inaliénable dont le peuple ne peut, sous aucun prétexte, se dépouiller en faveur de qui que ce soit. Le peuple doit conserver pour lui l'exercice de la souveraineté, sans quoi il cesse d'être un peuple pour devenir une multitude soumise à un maître. On voit par là que la doctrine de Rousseau est la négation de la souveraineté des rois. Dans son système, les rois cessent d'être souverains : ils ne sont plus que les « officiers » du peuple chargés d'exécuter ses volontés. C'est ce que souligne le P. Berthier dans ses Observations sur le Contrat social : « L'auteur relègue les rois dans la classe des puissances chargées de l'exécution : puissances subalternes par rapport au souverain, puissances intermédiaires entre le souverain et les sujets... Il serait, je crois, impossible de citer aucun publiciste, avant l'auteur du Contrat sodal, qui ait refusé la souveraineté aux rois ; et il faut dire la même chose des grands dans l'aristocratie. Remarquons qu'il n'est pas ici 7. Contrat social, III, 6. 8. Ibid., II, 2. 9. Ibid., III, 14. Biblioteca Gino Bianco 167 question de préférer la monarchie aux autres formes de gouvernement, comme ont fait quelques écrivains modernes; qu'il ne s'agit pas d'attribuer aux rois un pouvoir arbitraire ou même absolu. On ne parle que de la souveraineté, sous quelque point de vue, et en quelque degré qu'on la considère ; et l'on soutient, avec tout homme de bon sens, qu'on ne doit pas regarder le peuple comme le seul sujet unique où elle réside, ou puisse résider. Quand le peuple en serait la cause, la source, le principe (sentiment que je suis loin d'embrasser), au moins faudrait-il ne pas nier qu'il pût la communiquer à un seul homme ou à plusieurs 10 • » Si Rousseau rejette la souveraineté des rois pour lui substituer la souveraineté populaire, il admet toutefois que l'on peut confier à un roi l'exercice de la puissance exécutive et qu'en ce sens la monarchie peut compter parmi les formes légitimes de gouvernement. Cependant, si l'on examine le chapitre du Contrat social consacré à la monarchie, on s'aperçoit qu'aux yeux de l'auteur celle-ci n'est guère compatible avec la souveraineté du peuple et la liberté des citoyens. Tout se passe comme si Rousseau s'était proposé de réfuter dans ce chapitre tout ce qui a été dit avant lui sur les avantages du gouv_ernementmonarchique. Il souligne, en effet, l'inconstance du gouvernement royal 11 , la faveur du prince qui se trompe presque toujours sur le choix de ses ministres 12 , la tendance de tous les rois à sacrifier l'intérêt public à leur intérêt personnel qui les porte à maintenir le peuple dans la servitude : « Leur intérêt personnel est premièrement que le peuple soit faible, misérable, et qu'il ne puisse jamais leur résister 13 • » Rousseau était encore plus violent dans le Jugement sur la paix perpétuelle, où il écrivait : Toute l'occupation des rois, ou de ceux qu'ils chargent de leurs fonctions, se rapporte à deux seuls objets : étendre leur domination au dehors, et la rendre plus absolue au dedans. Toute autre vue, ou se rapporte à l'une de ces deux, ou ne leur sert que de prétexte. Telles sont celles du bien public, du bonheur des sujets, de la gloire de la nation : mots à jamais proscrits du cabinet, et si lourdement employés dans les édits publics, qu'ils n'annoncent jamais que des ordres funestes, et 10. Observations sur le Contrat social, Paris 1789, pp. 106107. Ces Observations furent écrites par le P. Berthier l'année même de la publication du traité de Rousseau. 11. u Les républiques, ajoute Rousseau, vont à leurs fins par des vues plus constantes et mieux suivies. » 12. u Un défaut essentiel et inévitable, qui mettra toujours le gouvernement monarchique au-dessous du républicain, est que dans celui-ci la voix publique n'élève presque jamais aux premières places que des hommes éclairés et capables, qui les remplissent avec honneur; au lieu que ceux qui parviennent dans les monarchies ne sont le plus souvent que de petits brouillons, de petits fripons, de petits intrigants ... Le peuple se trompe bien moins sur ce choix que le prince ; et un homme d'un vrai m~rite est presque aussi rare dans le minist~re qu'un sot à la t~te d'un gouvernement républicain.• 13. Contrat social, III, 6.
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