Le Contrat Social - anno VI - n. 3 - mag.-giu. 1962

Z. JEDRYKA des langues. Diderot se sert, lui aussi, de cet instrument moderne d'investigation scientifique qu'est la méthode évolutionniste. Il introduit en effet peu à peu le point de vue de l'histoire, c'est-à-dire du mouvement et de la continuité, des changements qualitatifs, dans la recherche des lois gouvernant les phénomènes du monde. Il tentera bientôt de l'adapter aux sciences humaines, dans son étude du droit naturel de l'Encyclopédie et dans son Essai sur l'interprétationde la nature, qui contient cette pensée d'une rigueur dialectique déjà toute ... rousseauiste : De même que dans les règnes animal et végétal, un individu commence, pour ainsi dire, s'accroît, dure, dépérit et passe ; n'en serait-il pas de même des espèces entières ? Si la foi ne nous apprenait que les animaux sont sortis des mains du Créateur tels que nous les voyons ; et s'il était permis d'avoir la moindre incertitude sur le commencement et sur leur fin, le philosophe abandonné à ses conjectures ne pourrait-il pas soupçonner que l'animalité avait de toute éternité ses éléments particuliers, épars et confondus dans la masse de la matière ; qu'il est arrivé à ces éléments de se réunir, parce qu'il était possible que cela se fît; que l'embryon formé de ces éléments a passé par une infinité d'organisations et de développements ; qu'il a eu par succession du mouvement, de la sensation, des idées, de la pensée, de la réflexion, de la conscience, des sentiments, des passions, des signes, des gestes, des sons, des sons articulés, une langue, des lois, des sciences et des arts (II, pp. 57-59). Après avoir lu Fontenelle, Buffon et Condillac, Diderot savait « qu'il s'est écoulé des millions d'années entre chacun de ces développements et qu'il a peut-être encore d'autres développements à subir et d'autres accroissements à prendre qui nous sont inconnus » (ibid.). Ce sont ces méthodes scientifiques et philosophiques révolutionnaires qui permettront à Rousseau - au fait de toutes les écoles du droit naturel, des récits de voyage dans les pays exotiques, etc. - l'élaboration d'une véritable histoire naturelle de l'homme, une anthropologie qui en fait le souverain de la terre et le centre de la création, l'artisan de toute création dans et par la liberté. Le droit naturel classique sera donc définitivement purgé par lui de toute théologie : au sein de la nature l'homme est libre, il « vit sans lois et sans gouvernement et sans aucun besoin d'en avoir». L'histoire naturelle n'a d'autre sens que celui que l'on attribue couramment à la liberté de l'homme à l'état de nature : l'homme ne procède que de lui-même (cf. la Profession de foi du Vicaire savoyard, éd. Beaulavon, pp. 122-23). L'homme naît lorsqu'il manifeste par ses manières d'être, de penser et d'agir, héritées du monde animal, une liberté plus grande que celle des espèces dont il imite les démarches. Ce faisant, il crée en se créant lui-même, en donnant à son existence et à son comportement des procédés nouveaux. L'animal aussi se sert de l'outil, de l'instrument du langage ; il dispose d'arts et de techniques qui le rendent libre par rapport Biblioteca Gino Bianco 161 à ses compagnons, par rapport au milieu dans lequel il vit. Cependant, seules la liberté et l'invention de l'homme donnent naissance à ces valeurs durables : culture et civilisation, à l'histoire, qui cessse brusquement d'être l'histoire biologique de l'espèce immuable pour devenir l'art royal, le trésor où puisent des générations d'hommes à la fois semblables les unes aux autres et différentes. Semblables, car également appelées à vivre l'aventure de la liberté et de la création. Différentes, car solidaires du progrès continu de l'histoire, c'està-dire du progrès que l'homme accomplit au cours de l'histoire dans ses arts, sciences et lettres. L'homme né libre, l'homme destiné à la liberté, l'homme appelé à la création infinie, dans l'histoire infinie, franchit continuellement les limites de son espèce pour l'englober dans un univers en perpétuelle dilatation, en perpétuel éclatement, grâce précisément à un enrichissement constant en liberté de création et· en art de création. Lorsque Rousseau rendra visite à Diderot au donjon de Vincennes par une belle journée d'automne, le Mercure de France d'octobre 1749, contenant la célèbre question de l'Académie de Dijon, sous le bras, et la tête « dans une agitation proche du délire », son ami l'exhortera à développer ses idées sur la prosopopée de Fabricius qui reproche aux descendants du vainqueur de Carthage - aux Romains de l'Empire en décomposition - de s'abandonner aux arts, au luxe et à la mollesse. Ainsi Rousseau redonnera vie aux enseignements de la Bible, ceux de la parabole sur l'arbre de la science qui porte les fruits du bien et du mal. Il considérera que la nature tout entière est un « grand arbre ; deux tiges s'élèvent de son tronc; l'une chargée de fruits salutaires et bienfaisants, l'autre de fruits empoisonnés ». Les philosophes qui soutiennent que l'homme est naturellement méchant, comme ceux qui prétendent qu'il est naturellement bon ont également tort et raison. Chacun d'eux ne veut voir dans le grand arbre de la nature que celle des tiges qui favorise son opinion. Mais ce qui n'avait encore été aperçu par aucun d'eux, et ce que Rousseau a vu le premier sans le dire, c'est qu'on ne peut arracher l'une des deux tiges sans faire périr l'autre et sans attaquer la vie même de l'arbre ; car elles sont implantées dans le même pied. C'est à l'ombre de cet arbre, c'est sur les feuilles de cet arbre qu'il faut écrire l'histoire de l'espèce humaine (C01nte d'Escherny : De l'égalité ou Principes généraux sur les institutions civiles, politiques et religieuses, précédé de /'Eloge de J.-J. Rousseau en forme d'introduction, Basle 1796, J. Decker, 2 vol., pp. xc1x-c). Et quand Rousseau écrira, par l'ensemble de son œuvre, la « préface » de cette histoire, il se souviendra toujours, en particulier dans ses premiers discours, du sceptique Montaigne s'insurgeant déjà contre« l'inutilité des arts » et dénonçant« l'estude des sciences [qui] amollit et effémine les courages plus qu'il ne les ferrait et aguerrit » (Essais, I, éd. Garnier, p. 111). Il se souviendra de Pascal qui, dans ses Pensées, s'attaq_ue à la «vanité des sciences », projette d'écrue une

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