160 ·L'HOMME de Condillac échappe, comme Locke l'avait fait, aux présupposés métaphysiques d'un Malebranche ou d'un Descartes. La science de l'homme, comme toute science nouvelle, repose sur l'observation rigoureuse des faits. Pour les interpréter, Condillac aura recours à la logique et ne fera aucune concession à la théologie ou à un rationalisme de façade. Ainsi, le sensualisme de Locke, qui attache, dans la formation de l'entendement, une égale valeur à l'expérience et à la réflexion, se verra radicalement simplifié par le rejet de la réflexion, au stade premier de l'évolution des facultés mentales tout au moins. Pour Condillac, toutes les idées proviennent de l'expérience, c'est-à-dire des sensations procurées par le monde extérieur. L'attention accordée à la sensation fixe- notre choix, exerce nos facultés d'entendement, devient une sensation interne. Mais à ce niveau, aucun travail d'organisation : tout au plus une association d'idées relevant de l'attention particulière fixée sur les sensations et les idées primitives. Les passions ou les besoins occasionnels déterminent la nature et la durée de ces associations d'idées, sans qu'il existe toutefois entre celles-ci et ceux-là des liens systématiques, des rapports de cause à effet. La mémoire et l'imagination naissent au niveau de ces associations d'idées, au hasard des combinaisons favorables à la satisfaction des besoins concrets. Ce sont donc des qualités purement passives de l'entendement, sans rapport direct avec la formation des facultés supérieures, des facultés actives de l'esprit, tel le raisonnement. Ce n'est que l'apparition du langage et des signes qui fournira les structures nécessaires à la transformation des sensations en idées abstraites. En effet, l'histoire des origines et du développement du langage, des langues, devient chez Condillac l'histoire de l'évolution progressive des facultés de l'entendement, considérée sous ses multiples aspects, comme phénomènes du comportement et comme conduites structurées sur la logique intrinsèque au discours .parlé, chanté, dansé. Dès que les hommes établissent entre eux quelques signes particuliers de communication, quelque langage conventionnel, leurs moyens de réflexion augmentent. Ils entraîneront à leur tour le développement des moyens de communication des idées, des images et des pensées : C'est donc l'usage des signes qui facilite l'exercice de la réflexion ; mais cette faculté contribue, à son tour, à multiplier les signes, et par là elle peut toujours prendre un nouvel essor. Ainsi les signes et la réflexion sont des causes qui se prêtent des secours mutuels, et qui concourent réciproquement à leurs progrès ( Cours d'études, L' Art depenser, partie 1re, ch. v1, p. 69). ..• De cette réflexion naissent les actions volontaires et libres. Les bêtes agissent comme nous sans répugnance, et c'est déjà là une condition au volontaire; mais il en faut encore une autre : car je veux ne signifie pas seulement qu'une chose m'est agréable, il signifie encore qu'elle est l'objet de mon choix: or on ne choisit que parmi les choses dont on ·dispose. On ne dispose Biblioteca Gino Bianco ANNWERSAIRES de rien, quand on ne fait qu'obéir à ses habitudes on suit aveuglément l'impulsion donnée par les circonstances. Le droit de choisir, la liberté, n'appartient donc qu'à la réflexion. Mais les circonstances commandent les bêtes : l'homme, au contraire, les juge, 1 s'y prête, il s'y refuse, il se conduit lui-même, il veut, il est libre (Traité des animaux, p. 378). La liberté devient ainsi le pouvoir organisateur et ordonnateur de la réflexion, la faculté de choisir sa manière d'être dans le monde ; elle est à l'origine de l'apparition de la raison, des arts et des connaissances : La faculté de sentir est la première de toutes les facultés de l'âme, elle est même la seule origine des autres et l'être sentant ne fait que se transformer. Il y a dans les bêtes ce degré d'intelligence que nous appelons instinct ; et dans l'homme ce degré supérieur que nous appelons raison ... L'homme est seul capable d'attribuer aux ch~ses, à côté de qualités physiques, des qualités morales. Il établit entre elles des rapports que les animaux ne peuvent percevoir. Son attention porte sur un champ d'investigation plus large et sa réflexion est plus active, plus pratique dirionsnous aujourd'hui : L'homme étudie · tout ; il se fait des besoins, des passions de toute espèce, et il est supérieur aux bêtes par ses habitudes comme par sa raison. En effet, les bêtes, même en société, ne font que les progrès que chacune aurait faits séparément. Le commerce d'idées que le langage d'action établit entre elles étant très borné, chaque individu n'a guère pour s'instruire que sa seule expérience. S'ils n'inventent, s'ils ne perfectionnent que jusqu'en certain point, s'ils font tous les mêmes choses, ce n'est pas qu'ils se copient, c'est qu'étant tous jetés au même moule, ils agissent tous pour les mêmes besoins et par les mêmes moyens. Les hommes, au contraire, ont l'avantage de pouvoir se communiquer leurs pensées. Chacun apprend des autres, chacun ajoute ce qu'il tient de sa propre expérience, et il ne diffère de sa manière d'agir que parce qu'il a commencé par copier. Ainsi, de génération en génération, l'homme accumule connaissances sur connaissaµces. Seul capable de discerner le vrai, de sentir le beau, il crée les arts et les sciences et s'élève jusqu'à la divinité pour l'adorer et lui rendre grâce des biens . qu'il en. a reçus (ibid., p. 379). La « divinité » ne lui est donc pas révélée ; Rousseau tirera un jour de ce point l'argument principal de sa Profession de foi du Vicaire savoyard. LES PREMIERS JALONS de la science moderne de l'homme, leséléments essentielsde l'histoire de l'enténdement et de l'esprit humains, dans leur développement progressif et dans leurs créations successives, ont été ainsi posés par Condillac. Ils seront très largement utilisés par J.-J. Rousseau pour constituer les bases scientifiques de sa - propre dialectique, notamment dans son Discours sur l'inégalité et son corollaire: l' Essaisurl'origine
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