.ROUSSEAU ET LA DIALECTIQ!IE DE LA LIBERTÉ par Zygmunt Jedryka L'AMITIÉ de trois écrivains français : Rousseau, Condillac et Diderot, les discussions qu'ils poursuivirent à l'hôtel du Panier Fleuri 1 se trouvent à l'origine de la plus importante révolution du XVIIIe siècle. L'avènement du kantisme, de l'hégélianisme, du marxisme, de la révolution scientifique, technique, industrielle et aussi la Révolution française et le mouvement ouvrier du XIXe siècle, enfin les révolutions prolétariennes du x.xe siècle en découleront sans la tarir, mais sans l'accomplir dans toute sa plénitude. Chacune de ces révolutions résout, en effet, d'une manière pratique, un ou plusieurs des postulats avancés par le siècle des Lumières sans jamais satisfaire totalement les revendications de liberté, d'égalité et de fraternité universelles que contiennent le message des philosophes et le testament des hommes de 89 et celui des hommes de 93. Cette amitié intellectuelle de Rousseau, Condillac et Diderot s'étend sur toute la période de gestation et de publication des œuvres maîtresses de leur carrière philosophique, qui marqueront de leur empreinte le destin des siècles à venir 2 • Les trois amis n'ont certainement pas tout inventé, mais ils ont déclenché un mouvement libérateur des idées et des esprits ; Jean-Jacques ira même beaucoup plus loin pour avoir ordonné et transcrit, dans ses Discours, les grandes lois du cheminement de l'homme universel vers la liberté. Ils entreprennent de fournir une exp li1. Confessions, livre VII. 2. C'est en effet au cours de cette période que sont élaborés et publiés l' Essai sur l'origine des connaissances humaines (1746) et les traités des Systèmes (1749), des Sensations (1754) et des Animaux (1755) de Condillac. Diderot, quant à lui, obtient le • Privilège » de !'Encyclopédie (1746) et publie ses Pensées philosophiques (1746), sa Lettre sur les sourds et les muets (1751) ; le volume I de }'Encyclopédie parait la m~me année ; ses Pensées sur l'ùuerpr,tation de la nature voient le jour en 1753, une deuxième édition en 1754, lu trois premiers volumes de l'Encyclopédie étant déjà Biblioteca Gino Bianco cation nouvelle de l'homme, de la nature et de l'histoire, et chacun y contribue selon son propre tempérament et ses prédilections intellectuelles. L'étude du droit naturel pourra ainsi être dégagée de la scolastique confuse des jurisconsultes et la métaphysique politique d'un Hobbes ou d'un Locke sera corrigée à la lumière des acquisitions des sciences naturelles et positives. La théorie générale de la liberté, elle aussi, se fondera sur le rejet radical de toute donnée surnaturelle dans l'approche historique de l'homme. Donnée essentielle de la nature humaine, la liberté deviendra le levier et l'instrument principal de la création de l'homme dans l'histoire. Selon Condillac, en effet, elle renferme trois éléments : « 1° quelque connaissance de ce que nous devons ou ne devons pas faire ; 2° la détermination de la volonté, mais une détermination qui ne soit pas l'effet d'une cause plus puissante ; 3° le pouvoir de faire ce que nous voulons» (Traité des animaux, in Œuvres, P.U.F., I, p. 368). Sur cette base, Rousseau pourra établir que l'histoire commence dès qu'il y a liberté et création humaines. L'histoire de l'homme sera donc celle de sa liberté. Elle s'accomplira dans l'immanence de l'histoire de l'âme et de l'esprit humains et s'exprimera par les arts et les sciences, par le langage et les traditions orales, par les techniques et les industries, donc dans l'ordre des raisons et des passions humaines comme l'annonçaient Plutarque, Montaigne ou Fénelon. publiés. Le Discours de Rousseau sur les Arts et les sciences date de 1750, celui sur !'Origine de l'inégalité de 1755. La rupture publique de Rousseau avec Diderot et les « Philosophes >1 est consommée en 1758. Dans un récent article : « Deux frères ennemis, Diderot et Jean-Jacques » (Diderot Studies, III, Genève 1961, pp. 155-213), M. Jean Fabre a magistralement exposé les péripéties du dialogue poursuivi par les deux penseurs, dialogue qui se trouve au cœ ur du grand débat philosophique du siècle et qui dénote une parenté entre Rousseau et Diderot plus étroite qu•on ne l'admet couramment.
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