Le Contrat Social - anno VI - n. 3 - mag.-giu. 1962

158 du bien public, le plus opposé aux improvisations téméraires, le plus soucieux de ne rien brusquer. C'est dire qu'on demeure perplexe, stupéfait peut-être, quand on se souvient que la plume qui trace ces pages timidement réformatrices est celle qui proclama que l'homme est partout dans les fers et ne se retrouvera lui-même que le jour où il aura fait serment de ne plus obéir à personne qu'à cette Volonté générale qui en un sens n'est rien d'autre que sa volonté à lui de gouvernant-gouverné. Ainsi, la pensée de Rousseau relativement au problème de l'origine des sociétés, et donc du contenu du contrat social, ne cesse d'osciller entre différentes positions ; on aurait bien tort de s'en étonner et plus encore de vouloir la réduire à une fixité de commande, artificielle et tendancieuse. Par contre, et tout en respectant des flottements qui permettent de mieux prendre conscience de la complexité des choses, on est en droit de se demander s'il n'y a pas un point de vue qui prépare les convergences, si le groupement des pensées divergentes ne peut se faire sans les violenter. La solution est aperçue, ou du moins entrevue, tandis que Rousseau travaille à la composition de l' Emile~· il n'a pas cessé de dire que cet ouvrage est le fruit de son effort le plus tendu et mérite d'être considéré comme la véritable somme de ses thèses maîtresses. N'oublions pas que l'éducation d'Emile a pour terme une double initiation, religieuse d'abord et surtout, puis civique par voie de conséquence. · Après avoir respiré pendant trois ans dans une atmosphère purement éthique, Rousseau revient au Contrat pour l'achever. Il n'y fait qu'une brève addition, mais d'une importance capitale, puisqu'elle est constituée par le chapitre sur la Religion civile ; dans l'intervalle, donc, les idées du philosophe ont mûri et le point de vue, une fois de plus, s'est largement déplacé. Il s'est rendu compte que c'est vanité de vouloir penser la politique dans l'abstrait alors qu'elle est faite en fonction d'un être vivant dont on se propose de connaître . et de perfectionner la nature ; il se rallie à l'idée que l'homme est un animal religieux, ce qui signifie qu'en lui les forces de l'âme et du cœur agissent beaucoup plus que celles de la raison. La publication simultanée, en 1762, de l' Emile et du Contrat achèvera de montrer que les deux ouvrages sont inséparables et forment, tant bien que mal, un unique traité théologico-politique. · L'institution d'une religion civile obligatoire apparaît donc comme un suprême effort pour coordonner et fondre les éléments d'une thèse politique qui menaçait ruine. Dans L' Enracinement, Simone Weil arrive implicitement à la conclusion que le seul moyen de sauver la société libre est de faire de chaque citoyen un saint comparable à Jeanne d'Arc ; Rousseau réclame seulement de lui qu'il soit un disciple du Vicaire savoyard, un Emile, mais cela ·du moins est iµdispensable et l'on sait que .l'espdt fort, l'héré- ...... • • • • .. .. • • f .. - Biblioteca Gino Bianco ANNIVERSAIRES tique obstiné, sera chassé de sa ville. Platon allait plus loin puisqu'il décrétait dans Les Lois que quiconque refuserait d'adorer les dieux - et même de croire à leur intervention dans les destinées particulières - subirait pendant cinq ans une rééducation morale dans une prison, puis serait mis à mort s'il persistait dans la négation; moins draconien, Rousseau est d'accord quant au fond avec le vieux maître qui a bien l'air de légitimer finalement la condamnation de Socrate ou des condamnations analogues. Par de telles rigueurs, on cherche à- raffermir une société qu'on sent déjà vaciller, mais qui ne voit vers quoi on s'oriente, et quels répondants pourraient trouver, s'ils en avaient le goût, les partisans du lavage des cerveaux? S'ensuit-il d'ailleurs que toutes les difficultés conceptuelles soient effacées? ·La religion civile, nul n'en doute, c'est le déisme de Rousseau et, puisqu'il vient de l'exposer dans l' Emile avec une admirable éloquence, point n'est besoin d'en analyser le contenu ; mais qui donc l'imposera à la cité? Comment se conciliera-t-il ou se confondrat-il avec la Volonté générale? Toute· religion suppose un commencement, une révélation, une initiation, une autorité d'origine divine ; si elle n'est qu'une religion d'Etat rendue obligatoire par décret, elle avilit les citoyens et les contraint à vivre dans le simulacre et la peur. Faudra-t-il en arriver à faire du Vicaire savoyard un nouveau Christ qui aura bientôt sa légende et son culte? S'en tiendra-t-on à un enseignement raisonnable, à un catéchisme civique, tel que celui dont Volney sera l'auteur et qui n'engendre guère que l'ennui? L'unanimité que requiert la genèse de la Volonté générale, sera- < t-elle obtenue par l'ostracisme? La foi ignorerat-elle à jamais les controverses et les hérésies? Toutes ces questions et celles qu'on leur pourrait ajouter ne laissent pas douter que la doctrine de la religion civile, apparemment très simple et très claire, soulève plus de problèmes qu'elle n'en résout. Du moins a-t-elle l'avantage de ramener à l'éthique et à la vie spirituelle les orgueilleux fabricants de systèmes, les pédants des prétendues sciences de l'homme qui invoquent pour raisonner ou déraisonner sur la politique un déterminisme biologiqq.e, social ou économique. A la fin de sa vie, se promenant avec un de ses derniers amis, Rousseau disait : « Le Contrat social est un livre manqué ; il faudrait tout reprendre, mais je n'en ai plus ni le courage ni la force. » Cette modestie désabusée a quelque chose de poignant. Bien sûr, nous la jugeons très excessive et pensons fermement que le Contrat social est un grand livre. Il est grand et pathétique, non parce qu'il nous demande une admiration fétichiste ou cbnventionnelle, mais parce que, révélant les fluctuations d'un esprit honnête et loyal envers lui-même, il fait très bien sentir les complexités de la politique, qui n'est jamais justiciable de l'intelligence abstraite et rectiligne. LÉON EMERY.

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