Le Contrat Social - anno VI - n. 3 - mag.-giu. 1962

M. COLLINET mémoires et enfin un pamphlet, ces Dialogues, complétés par Gueudeville et édités en Hollande. Son témoignage et ses idées ont influencé quantité d'écrivains. A la suite de M. Gilbert Chinard, citons Leibniz (ami du baron et qui vit dans son œuvre une réfutation de Hobbes et de Locke), Swift (dans le chapitre sur les Houyhnhnms de Gulliver), Lesage, Montesquieu, Voltaire, Diderot et Chateaubriand. La plupart des thèmes traités par Jean-Jacques dans ses Discours se trouvent intégralement dans les Mémoires ou les Dialoguescurieux, mais exprimés avec plus de brutalité par La Hontan. Celui-ci mène une offensive d'une rare violence contre la monarchie, l'Eglise et la propriété. Par exemple, il souhaite et espère que « l' Anarchie soit introduite chez nous comme chez les Ameriquains, dont le moindre s'estime beaucoup plus qu'un chancelier de France » (p. 83). L'argent, c'est « le serpent des Français» (p. 95). Les sauvages «prétendent( ...) que toutes nos sciences ne valent pas de sçavoir passer la vie dans une tranquillité parfaite » (p. 96). Les Indiens font l'éloge de la raison ; ils croient à l'immortalité de l'âme, source de la justice ; leur Dieu unique est adoré dans ses créations naturelles ; le mariage légal n'existe pas, ni la propriété, etc. A lire La Hontan, il semble qu'il ait rassemblé avant que le siècle ne commence tout ce que celui-ci devait apporter à la critique de la politique et des mœurs et une partie de ce que le xixe devait ajouter dans un sens révolutionnaire. Le mythe du bon sauvage, symbole de l'homme affranchi, postulat manifeste ou implicite de la critique philosophique, est exposé en ses moindres détails par La Hontan 17 • La planche du titre des Dialoguescurieux le résume sans équivoque: un sauvage triomphant, armé de son arc et d'une flèche, pose un pied sur une couronne royale et un sceptre, l'autre sur un livre; devise : Et leges et sceptra terit. Le témoignage des jésuites LE BON SAUVAGn'Ea pas existé à l'usage exclusif des philosophes et de leurs précurseurs : il appartint aussi à la littérature des missionnaires, récollets ou jésuites. Parmi les premiers, le père Dutertre décrit les Caraiôes, le père Pelleport les Guyanais, le père Sagard les Canadiens. Tous sont d'accord pour souligner les qualités de ces populations, qualités qui se détériorent au contact des civilisés ; tous accablent colons et conquérants, assimilés à des brigands en quête de pillage. Les jésuites retrouvent chez les Indiens du Canada les vertus des Spartiates ou des Romains de la République. u Nous voyons dans les sauvages les beaux restes de la nature humaine qui 17. Cf. G. Chinard : L'Amérique et le rive exotique dans la litt,rature français, au XVI/ 0 et au XV/11° siëcle. Biblioteca Gino Bianco 153 sont entièrement corrompus dans les peuples policés », écrit en 1694 le père Chauchetière 18 • Le père Lafitau compare les Indiens aux Grecs des temps homériques et aux Hébreux et salue leur religion naturelle comme la forme prémosaïque du monothéisme. Le père Buffler analyse la morale des sauvages, étrangère à toute révélation, et affirme que cette dernière ne crée pas la morale, mais peut servir à perfectionner la vertu. Le père Charlevoix (1746) fait des sauvages canadiens une description fort objective ; il insiste sur leur mélange de bonté et de cruauté (ils avaient brûlé quelques jésuites...), sur leur égalité de condition, leur absence d'ambition et d'intérêts privés. Le projet des jésuites était la création dans le Nouveau Monde d'un Etat théocratique et communiste à la fois. En ce sens, ils s'opposaient à l'installation des colons européens et, dans les conflits avec l'administration militaire, prenaient généralement le parti des·indigènes. En.Amérique du Nord, leur tentative de constituer un tel Etat échoua devant l'hostilité des tribus combatives qu'ils avaient, non sans raison, comparées aux Spartiates. En Amérique du Sud, où ils se heurtèrent aux colons et au clergé séculier, ils réussirent à fonder au xvue siècle la république communiste des Guaranis, laquelle dura 158 ans. Il n'entre pas dans notre propos d'en déduire les aspects politiques : dictature paternaliste des jésuites organisés en caste dominante, travail obligatoire, vie aux détails minutieusement réglés, etc. Diderot, après Bougainville, nous dit que « ces cruels Spartiates en jaquette noire en usaient avec leurs esclaves indiens comme les Lacédémoniens avec les ilotes » ( Supplément au voyagede Bougainville). Mais l'expérience avait intéressé Montesquieu, bien qu'il l'eût jugée incompatible avec les nécessités d'un grand Etat civilisé (Esprit des lois, IV, 6). Le thème du « bon sauvage » était depuis longtemps un lieu commun quand Rousseau publia ses deux Discours. Jésuites, poètes et philosophes avaient, chacun pour sa part et dans des intentions différentes, sinon opposées, contribué à le rendre populaire. Les « paradoxes » de JeanJacques trouvaient un public préparé et ses diatribes contre les salons intellectuels de Paris devaient lui rallier les provinciaux de Dijon. Nature ou coutume L'IDÉEde Progrès était à la mode au xv111e siècle. Des écrivains comme Morelly, Turgot et Condorcet pouvaient différer sur les doctrines politiques, ils n'en étaient pas moins des apôtres du Progrès. Dans l'esprit de Morelly, le Progrès était une qualité de la Nature ; pour Turgot ou Condorcet, 18. R,lations d, la Nouvelle France, cité par G. Chinard. Les textes j&uites auxquels nous faisons allusion sont consignés dans les Lettr,s ~,fiantes, et ont été condensés dans l' Histoir, gm,ral, des voya.ges traduite par l'abbé Prévost.

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