revue historique et critique Jes faits et Jes idées - bimestrielle - MAI-JUIN 1962 B. SOUVARINE .•.......... MERLE F AINSOD .........• SIDNEY HOOK ........... . BERTRAM D. WOLFE ..... . Vol. VI, N° 3 Le communisme et l'histoire Condition de l'historien soviétique Un homme et on livre Trotski historien ANNIVERSAIRES 1712: Naissance de J.-J. Rousseau 1762:«Du contrat social», «Emile» MICHEL COLLINET ...... . LÉON EMERY ............ . Z. JEDRYK.A. .............. . L'homme de la nature ou la nature de l'homme Le « Contrat social » et la genèse des cités Rousseau et la dialectique de la liberté Rousseau et le problème de la monarchie Machiavel et Rousseau ROBERT DERA THÉ ........ . YVES LÉVY' ............... . L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE · E. DELIMARS ............. . La lutte antireligieuse en U.R.S.S. QUELQUES LIVRES Comptes rendus par H. HADDAD, CLAUDE HARMEL, PAUL BARTON CHRONIQUE Volgograd INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS Biblioteca Gino Bianco
Au • sommaire des d~rniers numéros du CONTRAT SOCIAL SEPT.-OCT.1961 B. S. Ignominie de Staline B. Souvarine Le Congrès du Prorramme Robert C. Tucker Un credo de conservatisme Yves Lévy L'héritare idéaliste K. Papaioannou le dépérissement de l'État · Michel Colllnet le communisme et les nationaliw Aimé Patri la scolastiquemarxlste-lininlsœ Documents Textes des trois programmes JANV.-FÉV. 1962 B. Souvarine Monolithisme de façade Arthur A. Cohen Le « maoïsme » Walter Kolarz Le communismeen Afriqueoccidentale E. Delimars Lojeunesse soviétiqueet ses ainés Paul Barion Périodisationde l'économiesoviétique Aimé Patri Heidegger et le nazisme Théodore Ruyssen Les « Carnets » de P.-J.Proudhon Chronique « l'fnnemi de la Société » NOV.-DÉC. 1961 B. Souvari ne Un congrès «historique» K. A. Wittfogel ~Les ressorts du communisme Léon Emery Propagande et guerre psychologique Yves Lévy Parlementarisme et régime électoral K. Papaioannou La fondationdu marxisme E. Delimars Lajeunesse soviétique Robert C. North Le lavage des cerveaux Chronique Quaranteans apr~s MARS-AVRIL 1962 B. Souvarine Le spectre jaune David L. Morison Moscou et l'Afrique Léon Emery . Les nations et la supra-nation ' L. Pistrak Khrouchtchevet les tueries Robert Conquest Les morts successivesde Staline K. Papaioannou Dialectiquedu révisionnisme Eugène Zamiatine · Lettre d Staline • Chronique # La Ligue arabe C• numéros sont en vente à l'adrnlnlstratlonde la revue, 165, rue de l'Universlt6, Paris 78 - Le numéro : 2 NF Biblioteca Gino Bianco
kCOMl?if] rnue l,istori4ue et criti41u Jes /11its d Jes iJüs . MAI-JUIN 1962 - VOL. VI, N° 3 SOMMAIRE Pog• B. Souvarine . . . . . . . . . . . . LE COMMUNISME ET L'HISTOIRE . . . . . . . . . . . 129 Merle Fainsod . . . . . . . . . . . CONDITION DE L'HISTORIEN SOVIÉTIQUE . . 131 Sidney Hook . . . . . . . . . . . . UN HOMME ET UN LIVRE . . . . . . . . . . . . . . . . . 140 Bertram D. Wolfe. . . . . . . TROTSKI HISTORIEN ....................... 143 Anniversaires 1712: Naissance de J.-J. Rousseau - 1762: « Du contrat social»,« Emile» Michel Collinet ......... . L'HOMME DE LA NATURE OU LA NATURE DE L'HOMME . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 147 Léon Emery ............ . LE « CONTRAT SOCIAL» ET LA GENÈSE DES . CITÉS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 155 Z. Jedryka . . . . . . . . . . . . . ROUSSEAUET LA DIALECTIQUE DE LA LIBERTÉ 159 Robert Derathé. . . . . . . . . . ROUSSEAU ET LE PROBLÈME DE LA MONARCHIE 165 Yves Lévy.............. . MACHIAVEL ET ROUSSEAU ................. 169 L'Expérience communiste E. Delimars . . . . . . . . . . . . . LA LUTTE ANTIRELIGIEUSE EN U.R.S.S.'..... 175 Quelques livres H. Haddad. . . . . . . . . . . . . . L'ÉVOLUTION DE L'ISLAM, de RAYMOND CHARLES. . . . 182 Claude Harmel . . . . . . . . . ITINÉRAIRESPIRITUEL, de THÉODORE RUYSSEN• . . . . • 185 L'ŒUVREDÉ.LÉONBLUM,·1905-1914 . . • . . . • • • • . . • • • • . . 186 Paul Barton . . . . . . . . . . . . · FALANGE. A HISTORYOFSPANISHFASCISM, de STANLEY G. PAYNE • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • . • • • 187 A GEOGRAPHYOF THE USSR, de J. P. COLE et F. C. GE™AN • • • • • . • • • • • • • • . • • • • • • • • • • • • • • • • • • • . • • • • 188 Chronique VOLGOGRAD • • • • • • • . • • • • • • • • • • • • • . • • • • • • . • • • • • • • • • • • • • • • • . • . • • • • . • • . . • . 189 Livre• reçus Biblioteca Gino Bianco
DIOGÈNE Revue Internationale des Sciences Humaines Rédacteur en chef : ROGERCAILLOIS N• 39 : Juillet-Septembre 1962 SOMMAIRE PROBLÈMES NOUVEAUX EN SOCIOLOGIE JeanCazeneuve . . . . . . . . . . . Sociologie de la connaissance et radiotélévision. GustaveE. vonGrunebaum . . L'acculturation, thème de la littérature arabe contemporaine • . Irving L. Horowitz.......... L'objectivité dans les sciences sociales. TakeoKuwabara........... Tradition et modernisation dans le Japon d'après guerre. AlfredSauvy . . . • • • . • . . . . . . L'école des réformateurs, ou quelques considérations sur l'opportunité historique. EdwardShils : . . . . • . . . . . . . Considérations théoriques sur la notion de « société de masse ». Ri.DACTIONET ADMINISTRATION : 6, rue Franklin, Parls-169 (TRO 82-21) Revue trimestrielleparaissant en quatre langues : anglais, arabe, espagnol et français. · L',dltlon française est publiée par la Librairie Gallimard, · 5, rue Sébastien-Bottin,Paris-78 Les abonnementssont souscritsauprès de cette maisdn (CCP 169-33, Paris) Prix de vente au numéro : 5 NF Tarif d'abonnement : France : 18 NF ; Etranger : 23 NF ·Biblioteca Gino Bianco
revue historÎ'Jue et critique Jes faits et Je1 iJées Mai-Juin 1962 Vol. VI, N° 3 LE COMMUNISME ET L'HISTOIRE LA FAÇON d'écrire et de récrire l'histoire dans les pays soumis aux partis communistes offre un des plus sûrs critères permettant de juger le régime qui l'impose et l'orientation de son idéologie officielle. La littérature historique produite dans l'empire soviétique depuis la révolution d'Octobre reflète bien les phases essentielles de l'évolution du régime tant au centre que dans la périphérie, tant dans la métropole que chez -les satellites. Aussi convientil de suivre avec attention les travaux publiés sur les divers plans de l'histoire pour savoir s'il est vrai que soit dépassé le stalinisme et ce que valent les affirmations de la propagande communiste multiforme qui vise à séduire les milieux intellectuels partout dans le monde. Dans la période léninienne du régime soviétique, une tendance domine sans peine les études historiques avec l'appui et les ressources de l'Etat et finit par dominer sans partage à mesure que le Parti unique absorbe toutes les fonctions intellectuelles comme les prérogatives politiques : c'est l'école qui veut se classer parmi est sciences exactes et se réclame du matérialisme historique ou déterminisme économique, autrement dit du marxisme (au sens où Marx a plusieurs fois désavoué ses épigones). Elle s'incarne principalement en M. Pokrovski dont Lénine recommande chaudement les œuvres et qui s'entoure d'« historiens-marxistes» (avec un trait d'union, toujours au sens où Marx répudie l'épithète), puis de « professeurs rouges » qui vont marcher sur ses traces. Sa biographie officielle, en 1930, le désigne comme « le plus grand historien-marxiste non seulement en U.R.S.S., mais dans le monde entier ». Entre autres mérites, il « a donné pour la première fois une explication marxiste de toute l'histoire de la Russie ». Et il cc combat opiniâtrement l'historiographie bourgeoise, démasquant et démolissant la conception nobiliaire bourgeoise de l'histoire russe, analysant la lutte de classes qui l'emplit ». Etc. M. Pokrovski fonde l'Académie socialiste, plus tard dénommée communiste, et il en assumera la présidence. Avec D. Riu.anov, il crée le Centre-Archives, et il en sera le directeur. Il entre à l'Académie des Sciences, fonde l'Institut des professeurs rouges, dont il devient le recteur, puis la Société des historiensmarxistes, qu'il préside. Bref cc l'école de Pokrovski » accapare alors toutes les positions, les institutions, les publications, les éditions qui ont Biblioteca Gino Bianco à Moscou le monopole d'élaborer et d'enseigner le cc sens de l'histoire ». Il va de soi que la prétention est exorbitante, d'abord parce que l'histoire n'a évidemment aucun sens, comme le prouve la diversité de théories concurrentes qui contiennent une part de vérité, ensuite parce que les initiateurs de la conception dite matérialiste et scientifique de l'histoire ne connaissaient pas l'histoire. Au XIXe siècle, l'érudition historique ne peut guère ambitionner la qualification de science, ne seraitce qu'en raison des faibles connaissances alors acquises en matière de préhistoire et de protohistoire, sans parler de tout le reste. L'archéologie, la philologie, la linguistique, l'anthropologie n'ont pris leur essor comme disciplines scientifiques auxiliaires de l'histoire, d'abord balbutiantes, longtemps approximatives, qu'au milieu du siècle des Lumières, avec les fouilles à Herculanum et à Pompéi, les études comparatives gréco-romaines de Winckelmann, la lecture et l'interprétation d'inscriptions préchrétiennes par Niebuhr, l'exhumation des fragments de l'Avesta par Anquetil-Duperron. Quand Champollion publie la première traduction relativement correcte du texte gravé sur la stèle de Rosette, en 1822, Marx n'est âgé que de quatre ans. La Description de l'Egypte, l'exploration de la Mésopotamie, le déchiffrement des écritures cunéiformes, les découvertes de Botta, de Layard, de Mariette, de Robinson, s'échelonnent sur la première moitié du XIXe siècle et, quant à la préhistoire, le premier compte rendu de Boucher de Perthes ne précède que de deux ans le Manifeste communiste, ouvrant la voie à Lartet, à Mortillet qui définiront vingt ans plus tard les séquences stratigraphiques. Dans ces conditions, comment Marx et Engels, même très instruits d'histoire narrative, même ayant lu les historiens de l' Antiquité, de la Renaissance et des Temps modernes, comment auraient-ils pu, dans leur fameux Manifeste, formuler une explication scientifique de l'histoire universelle ? Pour se limiter à la seule civilisation méditerranéenne, et en schématisant ici à l'extrême, il importe de rappeler que la synthèse hésitante et rrovisoire de nos connaissances n'a été possible qu après de lents progrès jalonnés par la première grammaire égyptienne d'Erman ( 1880), encore embryonnaire, la grammaire assyrienne de Deliztsch (1889), toutes deuxconsidérablement dépassées de nos jours, leur équivalente sumé-
130 rienne datant... de 1914. « L'histoire commence à Sumer », dit la mode actuelle, mais l'épigraphie sumérienne reste obscure aux rares spécialistes : or il s'agit de la plus ancienne langue morte de l'histoire, longtemps la seule écrite en Mésopotamie, usitée pendant deux millénaires de l'Asie Mineure à la Susiane. Les inscriptions de Byblos, les tablettes de Ras Shamra, les trouvailles de Mari et tant d'autres sont des acquisitions d'hier ou d'avant-hier, de même que le déchiffrement des hiéroglyphes hittites. Marx était mort quand furent connues les correspondances de Tel elAmarna et traduites les inscriptions des Pyramides; et Engels disparut avant la publication des Originesde l'Egypte par J. de Morgan, avant les découvertes du même à Suse, avant la révélation du code d'Hammourabi, des textes élamites. Tous deux ont ignoré la révision fondamentale de la chronologie, cette «épine dorsale de l'histoire », à haute époque, ainsi que les progrès extraordinaires de l'herméneutique et de l'exégèse biblique au xxe siècle, consécutifs à l'énorme accroissement de notre documentation sémitique. On est donc en droit de ne pas tenir pour démontrée leur conclusion hâtive que « l'histoire de toute société est l'histoire des luttes de classes», ni leur conception qui «esquisse à grand traits » une succession des modes de production «asiatique, antique, féodalet moderne» sur quoi s'achève, selon eux, « la préhistoire de la société humaine ». CEPENDANT Lénine et Pokrovski, pour toute «science » historique, en étaient restés aux travaux de jeunesse de Marx et Engels, méconnaissant même les sérieux correctifs apportés par ceux-ci, in fine, à leur philosophie de l'histoire. Or, si les auteurs du Manifeste ont écrit des choses savantes, leur historiosophie dépourvue de lois vérifiables par l'expérience ne saurait être tenue pour scientifique dans l'acception exactedu terme; ils ont mis en circulation des hypothèses captivantes, involontairement captieuses, que les marxistes ont prises à tort pour des certitudes ; ils avaient d'incontestables dons et talents, mais qui n'étaient pas transmissibles. Leurs disciples immédiats ont pu donner des œuvres consciencieuses et intéressantes, prêtant ·à controverse : elles ne font pas époque. Avec les disciples des disciples, le niveau intellectuel décline sans discontinuer et, sous Staline, le «marxisme » prend bientôt tournure caricaturale. Ce qui n'était antérieurement qu'étroitesse d'esprit, insuffisance de savoir et présomption dans le prophétisme devient, dans les ,années 30, psittacisme primaire, falsification systématique, vaticination tranchante et sans réplique. Par force, l'histoire entre au service de la politique vulgaire, sous l'œil omniprésent de la police, et la politique vulgaire s'introduit abusivement dans l'histoire. Pendant la phase d'intolérance, de fanatisme et de terreur où s'instaure l'absolutisme de Staline, les historiens subissent le sort de toute l'intelligentsia persécutée, martyrisée, et l'histoire est soumise aux"pires desseins Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL du pouvoir camouflés sous la terminologie trompeuse d'une théorie de circonstance, le prétendu «marxisme-léninisme». Imbu de sa «science» élémentaire, Lénine n'avait pas prévu les. abominations qui allaient s'accomplir en son nom et qui devaientdiscréditer son œuvre. Il n'admettait d'ailleurs point qu'on parlât de léninisme, pas plus que Marx n'acceptait de couvrir le marxisme. 11 ne lui serait jamais venu à l'esprit de tourmenter des « historiensidéalistes » (sic), donc hérétiques, genre N. Karéiev, S. Platonov, E. Tarlé, quoiqu'il les tînt par sectarisme en piètre estime. Karéiev entra même à l'Académie des Sciences après la mort de Lénine, avant le stalinisme intégral, et décéda à temps pour échapper aux terribles «épurations» jmminentes. Mais Platonov et Tarlé furent vite arrêtés, exilés : le premier n'en revint .pas, le second ne rentra en grâce qu'au prix de sa personnalité originale. D. Riazanov, 1, pour qui Lénine avait créé l'Institut Marx-Engels, périt aussi en exil ; son édition scrupuleuse des œuvres complètes de Marx et Engels, ses Annales du marxisme, ses Archives Marx-Engels furent supprimées, mises au pilon. Pokrovski fut soudain honni, vilipendé, ainsi que toute son « école ». Au cours des grands massacres d'intellectuels perpétrés par Staline avant de conclure son pacte avec Hitler, la plupart des «historiensmarxistes » et des «professeurs rouges » disparurent pour toujours en Sibérie, ou dans les chambres de tortures, ou simplement condamnés à mort. Seule rescapée connue, Anna Pankratova ne survécut que domestiquée, aux ordres du philistin suprême. La littérature historique correspondant à la tyrannie sanguinaire de Staline ne mérite pas .discussion ; elle vaut seulement de figurer dans un musée des horreurs. Le Précis d'histoire du Parti, mensonger d'un bout à l'autre, tiré à plus de 50 millions d'exemplaires en toutes langues, suffit à caractériser l'ensemble. Renié par les stalinistes eux-mêmes dès 1956, ce livre répugnant a été remplacé en 1959 par une version nouvelle aussi méprisable que la précédente à maints égards, ce qui démontre la pérennité du stalinisme dont l'essence est le mensonge. Toutefois, les courants qui traversent sourdement la société soviétique sous le monolithisme de façade se font sentir et incitent le pouvoir à concéder aux écrivains quelque liberté d'expression en marge du dogme intangible. La conférence d'historiens réunie l'an dernier à Genève sous les auspices de la revue Survey et de l'Institut Universitaire de Hautes Etudes Internationales pour traiter de L'Histo-irecontemporainedans le miroir soviétique, eJ devant laquelle le professeur Merle Fainsod a fait l'exposé qu'on lira plus loin, aidera beaucoup à discerner ce qui se passe derrière le miroir. Le compte rendu complet de cette conférence, à paraître, sera une contribution de premier ~rdre à une soviétologie critique· enfin sérieuse. B. Souv ARINE.
CONDITION DE L'HISTORIEN SOVIÉTJQQE par Merle Fainsod «LES HISTORIENS soviétiques, déclara un jour l'un d'eux, qui avait fui son pays, préféreraient ne pas être fdes ·prostitués. C'est le système qui les fait tels. » Le système, c'est-à-dire la mainmise du Parti qui impose aux historiens les thèmes qu'ils doivent développer et détermine ce qu'ils peuvent et ne peuvent pas dire. Dès lors que le Parti est le gardien et l'interprète des lois de l'histoire, les verdicts énoncés par les dirigeants sont sacro-saints quand ces derniers se décident à parler. On attend de tous les historiens soviétiques qu'ils règlent leur conduite sur la ligne officielle et appliquent les principes du «marxisme-léninisme» aux problèmes historiques, tout en faisant preuve de cette habileté « dialectique » très spéciale grâce à quoi adapter l'histoire aux besoins changeants du Parti devient un réflexe naturel. La tâche n'est pas facile. L'historien soviétique est toujours soumis au hasard professionnel : les héros d'hier sont peut-être les scélérats de demain, et l'ouvrage épousant tous les canons de l'orthodoxie au moment de sa composition peut fort bien devenir politiquement inacceptable peu après sa publication. S'il veut faire carrière, l'historien doit apprendre à servir les puissants du jour en même temps qu'à acquérir le sens aigu du coup de barre toujours possible, dont il devra d'ailleurs mesurer les limites aussi bien que les conséquences. Les périodes de transition sont pour lui des périodes critiques : ainsi de la lutte pour la successionde Staline et de la confusion qui marqua la campagne de déstalinisation. Lorsque la trompette module un air incertain, il est fatal que certains ne sachent pas prendre le la. L'ordre rétabli et le couplet des nouveaux maîtres chanté à pleine voix, les historiens se remettent au pas. Il serait cependant injuste envers leur corporation de donner l'impression que tous les histoBiblioteca Gino Bianco riens soviétiques ne sont qu'autant de propagandistes militarisés. Comme leurs confrères étrangers, ils ont leurs impératifs moraux ou du moins leur conscience professionnelle. Lorsque l'occasion s'en présente, ils préfèrent travailler sur archives et sur l'original plutôt qu'à partir d'éléments de seconde main. Nombre d'entre eux, attirés par des sujets fort éloignés des préoccupations du moment, ont produit des travaux remarquables. D'autres ont trouvé un refuge et une espèce d'épanouissement érudit à publier des recueils de docwµents précieux, ce qui les a parfois. conduits à des interprétations en contradiction flagrante avec la doctrine officielle.Même ceux qui s'intéressent tout spécialement à l'histoire récente, où les exigences politiques sont très contraignantes, ont demandé ces dernières années à pouvoir accéder plus facilement aux matériaux d'archives et ont manifesté un intérêt grandissant pour les publications étrangères et les contacts internationaux. La publication en 1956, dans Questions d'histoire, d'une série d'articles relativement objectifs (d'ailleurs condamnés par la suite) dans le domaine ultra-sensible de l'histoire du Parti, témoigne qu'il y a eu, qu'il y a peut-être encore bien des remous sous la surface unie de l'historiographie orthodoxe; c'est la preuve que le respect de la vérité historique est plus grand que ne pourrait le laisser croire le contenu habituel des revues s~ialisées. Si, depuis 1957,les historiens semblent s être accommodés des ordres politiques venus d'en haut, ils ont à présent accès au dossier de l'histoire dans une mesure inconcevable dans les dernières années du règne de Staline. * ,,,. ,,,. POUR VOIR sous son vrai jour l'historiographie soviétique actuelle, il faut la comparer au bas niveau auquel elle était tombée sous Staline. Ce qui ne veut pas dire que tout ce qui a
132 été écrit à ce moment-1à en matière d'histoire ait été sans valeur. Pour des raisons politiques qui n'ont rien à voir avec l'affection qu'il portait aux historiens, mais concernent son désir de stimuler le patriotisme soviétique, Staline avait ressuscité l'étude de l'histoire nationale. Conformément à ses vœux, les hauts faits des héros qu'il admirait, tels Ivan le Terrible et Pierre le Grand, étaient présentés d'une manière exagérée et déformée. Mais des historiens de la compétence de Tarlé et de Grékov rentrèrent en grâce et produisirent, ainsi que leurs disciples, des œuvres durables qui transcendent les fins éphémères qu'ils étaient souvent chargés de poursuivre. Dans les domaines touchant au pouvoir de Staline, c'est-à-dire dans la plupart des cas, celui-ci était par excellenceson propre historien. Dans son Institut d'histoire, il n'y avait pas place pour les «rats de bibliothèque » qui auraient pu faire des découvertes mettant les siennes en question. La condition faite sous Staline à l'historien qui traitait des affaires du Parti a été décrite avec pittoresque dans Questions d'histoire (mars 1956, n° 3) : La tâche de nombreux chercheurs et enseignants des sciences sociales revenait à vulgariser les idées de J. V. Staline. Ce qui encourageait grandement la propagation du pédantisme et du dogmatisme, et l'abus des citations. Dans la science apparurent des médiocres dépourvus d'initiative, incapables ou peu disposés à penser par eux-mêmes, n'agissant que dans les limites des « principes approuvés » et s'efforçant de camoufler leur stérilité intellectuelle sous l'autorité de quelqu'un d'autre ... La valeur des matériaux d'archives en tant que sources historiques était mise en doute et la majorité de ces documents était inaccessible au chercheur. Les sources de l'histoire du Parti n'étaient pas étudiées. Mettre au jour de nouvelles sources et les soumettre à la critique était considéré comme inutile, voire blâmable. La grande majorité des mémoires n'étaient rien de plus que des compilations de citations et de faits en vrac se répétant l'un l'autre dans une large mesure. Le dégel qui survint après la mort de Staline ne pénétra que lentement le domaine de l'histoire. Habitués depuis des années à suivre instructions et directives, les historiens veillaient à ne pas s'aventurer trop loin. Certes, les revues historiques reflétaient le déboulonnage de Staline et réclamaient prudemment l'ouverture des archives, une publication plus large des documents et l'accès aux écrits de l'étranger. Mais le premier signe sérieux que des vents nouveaux s'étaient levés vint de la conférence des lecteurs convoqués par les rédacteurs de Questions d'-histoire, qui se tint juste avant le xxe, Congrès du Parti, en janvier 1956. A cette réunion, des manières de voir jusque--là sacrées furent soumises à ce qui fut tenu pour une attaque hardie. Des orateurs s'en prirent à la tendance à embellir la carrière des héros nationaux tradi-- tionnels de la Russie et à céler le fait que « le tsarisme était l'ennemi mortel du mouvement révolutionnaire russe et international ». La politique tsariste à l'égard des nationalités non russes était condamnée pour sa dureté et son caractère oppres-· Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL sif, et l'un des orateurs au moins - A. M.Pikman - prit la défense de Chamil, qui, en dépit des louanges décernées par Marx et Engels, avait été longtemps mis à l'index sous Staline. Les préten-- tions exagérées à la priorité russe dans tous les domaines des acquisitions humaines furent répudiées. On porta une appréciation plus respectueuse sur les réalisations de l'historiographie occidentale et on alla· jusqu'à attribuer quelque mérite à l'œuvre d'historiens soviétiques tels que Pokrovski auparavant totalement désavoué. Le numéro de Questionsd'histoire qui rendait compte de la confé- . rence (n° 2, 1956), mis sous presse avant l'ouverture du xxe Congrès, faisait une allusion encore plus directe à ce qui allait suivre. Noyée dans un compte rendu anonyme de quelques opuscules . consacrés aux congrès et aux conférencesdu Parti, on y trouvait la suggestion que les historie~s examinent les interventions faites aux 15e et 16e conférences du Parti par S. V. Kossior, P. P. Postychev, A. V. Kossarev, V. A. Tchoubar et autres dirigeants supprimés ou tombés en disgrâce dont les noms étaient frappés d'anathème depuis des , annees. Mais le grand choc se produisit au XXe Congrès. Il y eut d'abord le discours de Mikoïan, qui dénigra Staline, réhabilita certains dirigeants du Parti tels qu'Antonov-Ovsiéenko et Kossior, lesquels avaient été «faussement» accusés d'être des ennemis du peuple, et déclara carrément que «le travail d'érudition concernant l'histoire de notre Parti et de la société soviétique est sans doute le secteur le plus en retard de notre travail idéologique ». Mikoïan prescrivit aux historiens « de faire·une étude sérieuse et en profondeur des faits et événements de l'histoire de notre Parti pendant la période soviétique - y compris ceux dont traite le Précis », - de « fouiller à fond les archives et les documents historiques, sans se contenter de compulser les exemplaires invendus desjournaux», de décrire «sans enjolivuresnon seulement la façade, mais la vie de laPatrie soviétique dans toute sa complexité ». Pankratova, doyenne des historiens staliniens, membre du Comité centr~l, rédacteur en' chef de Questionsd'histoire (ses propres manuels étaient autant d'exemples de tout ce que Mikoïan condamnait), emboîta respectueusement le pas et reprocha à ses collègues d'embellir la vérité historique et de décrire la marche historique du Parti comme · une processiontriomphale exemptede difficultés.Citant Lénine, elle les invita à appuyer leurs écrits sur des « faits exacts et indiscutables » et à ne pas cacher les fautes commises par les organisations du Parti. Et comme pour illustrer les remarques de Pankratova, Khrouchtchev, dans son discours secret, ouvrit tou\e grande la boîte de Pandore des crimes et des erreurs du Staline de la dernière période. Les déclarations du XXe Congrès lancèrent les historiens sur une mer inexplorée où les hautsfonds et les _récifsperfides restaient à découvrir. Certains saluèrent avec enthousiasme le changement d'attitude du Parti envers l'historiographie
M. PAINSOD et se mirent, sans plus attendre, à sonder les limites de la liberté nouvelle. D'autres, plus conscients des dangers, attendirent prudemment 9ue la suite des événements vienne imposer des limites à la « marche en avant ». LA REVUE Questionsd'histofre, avec à sa tête le rédacteur en chef adjoint E. N. Bourdjalov,et la collaboration quelque peu réticente de Pankratova, devint le point de ralliement des aventureux. Dans un éditorial intitulé : « Le XXe Congrès et les problèmes de la recherche en matière d'histoire du Parti » (mars 1956, n° 3), la revue réclamait une nouvelle histoire du Parti qui corrigeât « les interprétations outrées et les falsifications pures et simples» du passé. Sur le rôle des menchéviks pendant la révolution de 1905 en particulier, elle soutenait que les «bolchéviks furent la force la plus conséquente, mais non la seule dans le camp révolutionnaire-démocratique». Tout en décrivant le menchévisme comme un « courant hostile au marxisme dans le mouvement ouvrier », elle rejetait la théorie qui en fait le « complice de l'autocratie tsariste» et demandait que l'on étudiât les comités mixtes de bolchéviks et menchévilts à la fin de 1905. Elle poursuivait en réclamant « un tableau fidèle » de la situation à l'intérieur du Parti avant le retour de Lénine en Russie en 1917 et demandait que l'on rendît justice aux nombreux héros d'Octobre dont l'activité avait été jusque-là « minimisée ou passée sous silence ». Il fallait, selon elle, mettre un terme aux déformations dans la manière d'écrire l'histoire : « La tâche des historiens est d'expliquer les faits historiques, non de les étouffer. » Durant les mois qui suivirent, Questionsd'histoire poursuivit l'offensive. Dans le numéro de mars, Piltman avait pris la défense de Chamil. En avril (n° 4), E. N. Bourdjalovpublia un article relativement objectif sur « la tactique des bolchéviks en mars-avril 1917 » : il démontrait qu'avant le retour de Lénine et l'adoption des thèses d'avril, Staline défendait avec Kamenev la politique « antiléniniste»de soutien conditionnel des bolchéviks au Gouvernement provisoire, et que, alors que Kamenev continuait à s'opposer à Lénine à la conférence d'avril où Staline retourna sa veste, Zinoviev s'opposa à Kamenev et soutint la ligne léniniste~ Ces articles et d'autres de la même veine, qui attiraient l'attention sur les distorsions et oublis dans la réédition des mémoires des vieux bolchéviks et qui condamnaient le « vernissage de la réalité historique », commencèrentà préoccuper les milieux dirigeants. Inquiétude sans nul doute renforcée par la contagion du révisionnisme dans le mouvement communiste international et par les ferments répandus par le discours secret dans le Parti soviétiquelui-même. La résolution du Comité central en date du 30 juin 1956 représentait un grand effort pour imposer des linutes à la discussion déchaînée par le discours secret, et ne Biblioteca Gino Bianco 133 tarda pas à faire sentir ses effets sur l'historiographie. Un article de le. Bougaïev,paru dans le numéro de juillet 1956 (n° 14) de la Vie du Parti (auquel faisait pendant un autre aticle dans le Kommounist, n° 10), constitua un premier avertissement pour Questions d'histoire, engagée sur une voie dangereuse. Réclamer l'objectivité dans l'appréciation du travail des historiens «bourgeois» ne pouvait servir, selon Bougaïev, qu'à « dérouter les historiens et les étudiants » et à les induire à oublier que « la coexistence pacifique du capitalisme et du socialisme dans l'arène internationale ne signifie pas le moins du monde une réconciliationentre les idéologies socialiste et bourgeoise». Reconsidérer l'histoire du Parti, poursuivait Bougaïev, « laisse le lecteur non initié sur l'impression que tous les travaux publiés depuis quinze ou vingt ans sont bons à mettre au pilon». Condamnant cette « attitude nihiliste », il ajoutait que les précédentes histoires du Parti ne pouvaient pas « soutenir la comparaison » avec le Précis, « en dépit des nombreuses erreurs et inexactitudes que contient ce dernier». Il faisait un sort à l'article de Bourdjalov sur « La tactique des bolchéviks en marsavril 1917 » en blâmant spécialement ce qu'il estimait une présentation partiale de la position du bureau du Comité central à l'époque. Bougaïev disait en conclusion : Questions d'histoire occupe une place importante dans l'historiographie. Raison de plus pour le lecteur d'attendre de sa part une recherche réfléchie. Il ne peut que résulter du mal des clameurs du sensationalisme vulgaire et de la précipitation... On ne peut dire que le fait que des articles entachés de partialité trouvent à présent place dans la revue contribue à orienter convenablement les historiens sur toutes les questions concernant leur discipline. ON AURA une idée de la confusion idéologique qui régnait pendant cette période quand on saura que Questionsd'histoire n'accepta pas que ce blâme, apparemment autorisé, mît fin au débat. Tout en concédant que certaines des critiques de Bougaïevdevaient être « tenues pour correctes » et que quelques-unes des thèses soutenues dans la revue « n'avaient pas été convenablement justifiées », la rédaction défendait avec vigueur une série d'articles attaqués par Bougaïev, y compris celui de Bourdjalov.Elle estimait qu'elle se conformait aux injonctions du xxe. Congrès : Certains camarades [Bougaïev était clairement désigné] mettent en garde contre la précipitation à réorganiser le travail des historiens et soutiennent qu'il faut attendre des instructions et des directives spéciales, comme si le xxe Congrès n'en avait pas donné ... Il existe chez nous des gens qui ont peur de chaque mot qouveau et qui crai$Ilent d'~banc;to1µ1erleurs concep-
134 tions habituelles. le. Bougaïev parle seulement de ce qui ne devrait pas se faire: il n'est pas nécessaire de réexaminer tout, il n'est pas nécessaire d'aller aux extrêmes, d'être partial, etc . ... Au fond, l'article de le. Bougaïev vise à .tout laisser en l'état. L'auteur s'en prend aux ·opportunistes qui veulent se laisser porter par le courant. Mais est-il possible de considérer la lutte pour appliquer les décisions du XXe Congrès comme une façon de « se laisser porter par le courant » ? On doit au XXe Congrès un programme clair pour d~velopper de manière féconde l'historiographie marxtste-léniniste. Les historiens soviétiques réaliseront ce programme avec conséquence et sans jamais faiblir. Il est évident que Bourdjalov et ses camarades sentaient qu'ils pouvaient encore compter sur un appui solide du Parti. Entre-temps, les rédacteurs de Questionsd'histoire avaient tenu des conférences avec des lecteurs de la revue à Kiev et Léningrad. Un compte rendu de la conférence dans cette dernière ville ~aru d~s la LeningradskaiaPravda du 5 août 1956: signalait que E. N. Bourdjalov s'était exprimé avecune franchiseà laquelleon n'était plus habitué. Après avoir dit que «nous autres, historiens, n'avons personnepour nous donner des directives» il avait souligné que Questionsd'histoire avait levé l'«~Jerdftt » qui frappait. nombre de questions trattees Jusque-là de manière incorrecte. Portant ~ jug~m~ntde valeur s~ l'!tlstoriographiesoviénque, t1 developpaune theone de l'échelonnement de la véracité : selonlui, leshistoriens des années 20 «étaient plus vrais que ceux des années 30 lesquels l'é~aientdavantageque ceux des années' 50 ». Il souhaita que la revue accueillît des collaborateurs plus jeunes, peut-être moins érudits mais qui_seraient «plus ~bres de préjugés et tendraient moms au conformisme». Il fallait rendre justice à l'esprit «révolutionnaire»du menchévismedans la période prérévolutionnaireet brosser un tableau plu~,P~é~isdes a~':it~s des groupes et tendances antilerurustesà l'interieur du Parti. Si son discours lui valut le soutien enthousiaste de qu_elqueshistoriens de Léningrad, il y eut vite d~s signes que ~ourdj~ov .était allé trop loin. Regl~nt sa con~wte sur 1 article de Bougaïevdans la Vie du Parti et son pendant dans Kommounist A. Alexandrov rendit compte de la conférenc: dans la LeningradskaiaPravda, lança une violente attaque contre les «thèses nouvelles et fort contestables» de Bourdjalov et, au nom du :xxe Congrès, réclama•.. ... une orien~tion idéologique plus ferme, une défense plus stricte de la pureté de la théorie marxis~e, une lutt~ vigoureuse contre les vestiges de l'idéologie bourgeoise, une attaque plus décidée contre les survivances du capitalisme dans les ·esprits et une condamnation de ceux qui cultivent ces survivances. MAf:GRÉ ces avertissements des plus nets, BourdJalovet ses camarades du comité de rédaction n'en démordirent pas. · BibHoteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL Le numéro de Questionsd'histoire d'août 1956 (n° 8) contenait une réponse de Bourdjalov intitulée : « Du nouveau sur la tactique des bolchévilcs en mars-avril 1917 », ainsi qu'une étude de M. A. Moskalev sur «La lutte pour créer un parti ouvrier marxiste dans les années 90 ». Ce dernier article souleva la colère des orthodoxes, car il soutenait que Lénine avait commencé à développer l'idée d'une alliance de la classe ouvrière et du paysannat en se fondant sur l'expérience de la révolution de 1905-1907, au lieu de· remonter au milieu des années 90 comme on le faisait jusque-là. Le numéro suivant (n° 9) publiait les souvenirs d'un vieux membre du Parti, F. I. Drabkina, sur la conférence de mars 1917, souvenirs qui apportaient de l'eau au moulin de Bourdjalov. La recherche d'un jugement plus nuancé sur les ?PPO.santsà Lénine et à Marx trouva, elle au.ss1,asile ~s les colonnes de Questionsd'histoire. Le numero d'octobre (n° 10) donnait un ~ompte rendu de R. le. Ievzérov qui critiquait le livre de N. I. Kroutchkova: De l'histoire de la lutte de V. I. Lénine contre l'opportunismedans le dqmaineinternational. L'auteur, de manière trop simpliste, peignait Kautsky comme un renégat et un homme à double visage,oubliant de mentionner que Lénine lui-même avait rendu hommage à Kautsky en tant qu' éminent théoricien marxiste dans les années d'avant guerre. Dans la même veine, les rédacteurs plaidaient pour une appréciation plus objective d'hommes tels que Lassalle et Bakounine, et le numéro de novembre (no 11) publiait un compte rendu de E. I. Kouznetsova et ~. ~- Stein sur ~< L'hi~toriographieanglaiseet américaine de la revolutton d'Octobre, de l'intervention étrangère et de la guerre civile en Russie », co~pt~ re~d1;1~emarquablem,ent exempt de la rheto.r1qu~tnJurieuse e!llploy~e d'ordinaire pour les histonens «bourgeois » qw ne réussissent pas à entrer dans le moule «progressiste». Jusqu'à !'Octobre polonais et à la révolution hongroise, Bourdjalov et ses partisans purent mener une action d'arrière-garde ; mais ils étaient sous le feu d'une artillerie lourde à laquelle il était impossible de riposter. · La Pravda entra en lice\ le 20 novembre en publiant une lettre à la rédaction de V. Smirnov chargé du cours d'histoire du Parti à l'université de Moscou, lequel s'en prenait vivement à l'article de Moskalev et accusait Questionsd'histcnre qui «sous prétexte de critiquer les conséquences d~ culte de la personnalité », entreprenait de « réviser (...) des questions depuis longtemps tranchées par. le Parti et de jeter le doute Sllf des vérités indiscutables». La Vie du Parti révélait dans son numéro dt! décembre (n° 23), qu'une discussion sur la position de Questionsd'histoire avait été ouverte « à la section d'histoire de l'université d'Etat de Moscou et dans diverses autres institutions de recherche et d'enseignement » : les débats avaient démontré que « les milieux savants condamnaient les erreurs commises.par la revue ».
M. FAINSOD La rédaction de la Vie du Parti appuyait à fond la position prise par le. Bougaïev et blâmait Questionsd'histoire pour son « évaluation négative de tous les écrits historiques publiés au cours des dernières décennies... ». Elle donnait à entendre que la revue avait dépassé les bornes dans son appréciation de la science « bourgeoise » et rappelait à ses rédacteurs que... ... la lutte contre la vulgarisation doit être menée de telle sorte que personne n'ait la fausse impression que nous parlons de « libéraliser » notre idéologie ou d'adopter une attitude tolérante envers l'idéologie de la bourgeoisie... On sait que certains de nos érudits et hommes· de science n'ont pas compris que la coexistence pacifique de pays ayant des systèmes sociaux et politiques différents n'est pas synonyme de désarmement idéologique, qu'au contraire, la lutte idéologique entre eux, loin de s'affaiblir, ne fera que s'intensifier. Cette fois, non seulement Bourdjalov et Moskalev, mais le rédacteur en chef, Pankratova ellemême, étaient nommément réprimandés. Le dernier numéro de Questionsd'histoire pour l'année 1956 (n° 12) laissait voir que l'avertissement avait été entendu. Il contenait un article de S. K. Bouchniev sur le « mouridisme caucasien» où l'auteur blâmait Pikman d'avoir porté sur Chamil un jugement favorable et réaffirmait le caractère progressiste de l'incorporation des peuples du Caucase à l'Empire russe. Le même numéro évitait tous les problèmes délicats posés par l'histoire du Parti, mais appelait cependant les vieux bolchéviks à « rétablir une image fidèle des événements de la révolution d'Octobre et de la guerre civile ». Bourdjalov et consorts avaient été réduits au silence et désavoués ; il restait à les évincer du comité de rédaction. LE COUPERET tomba sous la forme d'un· décret du Comité central : « Sur la revue Questions d'histoire», en date du 7 mars 1957. Les attendus donnaient un aperçu très net des soucis idéologiques des dirigeants. La revue était accusée de glisser sur les différences de principes entre bolchéviks et menchéviks concernant des points aussi fondamentaux que la question de l'hégémonie du prolétariat dans la révolution ; d'embellir le rôle des menchéviks tout en minimisant le rôle dirigeant des bolchéviks dans la révolution de 1905-1907; de n'avoir pas su critiquer, en partant des principes léninistes, la tactique opportuniste et de division des menchéviks. Le décret prétendait également que Questions d'histoire avait feint d'ignorer que trotskistes et opportunistes de droite étaient sortis du cadre de la légalité soviétique dans leur lutte contre le Parti. Bourdjalov était spécialement bllmé pour l'esprit « objectif» dans lequel il avait présenté l'activité de Zinoviev en 1917 et pour s'être efforcé de démontrer, d'une part, que les bolchéviks avaient une position semi-menchéBiblioteca Gino Bianco 135 vique avant le retour de Lénine en avril 1917, d'autre part, qu'il existait dans le Parti de forts courants poussant à l'unité d'action avec les menchéviks. La revue était également accusée d'avoir adopté une attitude conciliatrice envers les historiens bourgeois et de ne pas avoir critiqué les déclarations révisionnistes et nationalistes, en particulier celles de la presse yougoslave. Elle devait renforcer sa lutte contre l' « idéologie bourgeoise » et le révisionnisme, et se vouer au principe léniniste de l'esprit de parti (partiinost) dans la science historique. Bourdjalov fut destitué de son poste de rédacteur en chef adjoint, mais Pankratova conserva le sien, bien qu'elle eût fait l'objet d'une verte semonce pour avoir toléré de graves erreurs en sa qualité de rédacteur en chef. Le décret du Comité central donna le signal d'un concert d'imprécations à l'adresse de Questions d'histoire, simple façon d'amplifier et de pousser à fond le réquisitoire. Kommounist, dans son numéro de mars 1957 (n° 4), faisait le compte des erreurs de la revue et exhortait à « une lutte intransigeante à la fois contre l'objectivisme bourgeois et le révisionnisme, et contre le dogmatisme et les conséquences du culte de la personnalité ». La Vie du Parti (n° 6, mars 1957) mâchait encore moins ses mots : elle s'en prenait à ce qu'elle appelait le « libéralisme bourgeois » de certains articles et accusait Questionsd'histoire d'avoir noirci la réalité soviétique. Elle prenait la défense de Staline en ces termes : En même temps qu'il critique les erreurs de Staline, le Parti le défend contre les attaques des révisionnistes et affirme qu'il ne livrera pas son nom à ses ennemis ... Ce n'est que le 21 mai que fut donné le bon à tirer du numéro de mars 1957 de Questionsd'histoire (n° 3), lequel ne parut qu'au mois ce juin. La coml'osition du nouveau comité de rédaction y figurait en bonne place. Des onze précédents rédacteurs, trois seulement subsistaient : Pankratova, N. A. Smirnov et I.A. Khriénov. Encore la mort de Pankratova, à l'issue d'une «longue et grave maladie», avait-elle été annoncée le 25 mai. L'éditorial passait en revue et attaquait sauvagement les «erreurs» de l'ancien comité de rédaction, traçant la nouvelle ligne militante qui désormais allait être suivie. «L'historien soviétique, déclarait le nouveau comité de rédaction, n'est pas un observateur qui se tient à l'écart, un greffier et un copiste qui reproduit mécaniquement les matériaux, un collectionneur des renseignements qui peuvent par hasard lui tomber entre les mains... » Désavouant l'objectivisme bourgeois, il en appelait à une «objectivité scientifique de bon aloi », qu'il identifiait au principe de fidélité au Parti dans l'évaluation des phénomènes historiques. Il s'agissait désormais de mener une lutte active contre le révisionnisme, de mettre l'accent sur les différences fondamentales entre menchévisme et bolchévisme et de considérer Staline « comme un marxisteléniniste éminent, qui a grandement contribué à
136 · démasquer et à écraser les ennemis du Parti, qui a combattu pour le triomphe de la cause du Parti ». Les historiens étaient invités à mettre en lumière « le sens progressiste du rattachement à la Russie de plusieurs territoires de Transcaucasie, d'Asie centrale et d'Extrême-Orient », à souligner « le besoin de traiter constamment et systématiquement des véritables traditions patriotiques des peuples de Russie, (...) de leurs réalisations historiques et de leur apport considérable au développement des connaissances». La revue s'engageait à accorder plus d'attention aux problèmes contemporains concernant l'histoire soviétique et l'histoire universelle, afin de dégager « l'importance historique mondiale de l'Union soviétique >> et « les grands avantages du système socialiste sur le système capitaliste >>. Ce manifeste idéologique, avec ses harmoniques staliniens, annonçait une nouvelle période de consolidation. Si les limites de la discussion admise étaient resserrées, elles étaient du moins tracées, et les historiens mis en possession de leur feuille de route. Depuis 1957, Questionsd'histoire a été réorganisée au moins deux fois, la dernière en I 960, sans que cela se traduise par une explosion tant soi peu comparable au scandale de 1956-1957. Bourdjalov a disparu, du sommaire du moins des revues historiques, et il est permis de supposer que les historiens ont tiré de son aventure les conclusions qui s 'imposaient. * "" "" IL SERAIcTependant trop simple de ne voir dans l'historiographie soviétique actuelle qu'un simple retour atavique à l'ère stalinienne et d'ignorer que des améliorations se sont produites. Certes, les historiens continuent de travailler dans les limites des directives du Parti, et dans certains domaines, telle l'histoire du Parti, les· récents changements ont eu essentiellement pour effet de substituer de nouveaux mythes aux anciens. Mais les historiens qui sont prêts à reconnaître ces limites (à la vérité, ils ne peuvent même pas songer à les mettre en question), ont à présent des occasions professionnelles qu'ils n'avaient pas du temps de Staline. Cela paraît évident à en juger par les tendances qui se sont manifestées ces derniers temps. Le fait le plus important est sans doute que les archives ont été ouvertes beaucoup plus largement aux spécialistes désirant consulter directement les sources. Qu'un coin du voile ait été soulevé, cela se traduit par la publication de documents ayant trait aussi bien à la période soviétique qu'à la -période présoviétique, ce qui est en passe de devenir une branche importante de l'industrie historique soviétique. L'énergie dépensée en ce sens donne à croire que le zèle professionnel trouve là un dérivatif relativement agréable et sans danger. Avec l'ouverture des archives, les spécialistes entreprenants qui composent monographies ou articles savants appuyés _sur des Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL sources documentaires sont en mesure d'ajouter une dimension concrète à leurs écrits, ce qui contraste de manière appréciable avec les pâles abstractions de naguère. Tout péril n'est certes pas écarté : le degré de sensibilité varie suivant le thème abordé et l'époque considérée et il est toujours délicat de décider, parmi les documents, celui qui devra être publié et celui qui sera passé sous silence, parmi les témoignages, celui qui sera cité et celui qu'il vaut mieux ne pas retenir. DEUXIÈME PROGRÈS important : la communauté des historiens soviétiqùes a brisé le cercle d'isolement dans lequel elle était enfermée, elle a élargi ses contacts internationaux, elle a maintenant davantage accès à ce qui se publie à l'étranger dans le domaine qui la concerne, qu'il s'agisse d'écrits «bourgeois» aussi bien que de littérature «progressiste ». Cette preuve de confiance de la part du régime ne va pas sans contrepartie. On attend des spécialistes soviétiques qu'ils prouvent leur fidélité à la cause qu'ils servent en démasquant les « falsificateurs bourgeois de l'histoire » et en démontrant la supériorité de la conception «marxiste-léniniste» du monde. Mais les choses ne sont pas toujours aussi simples qu'il y paraît, et il arrive qu'on invoque la règle pour mieux la violer. Non pas que les comptes rendus de plus en plus prolixes consacrés aux écrits historiques « bourgeois » se distinguent précisément par leur objectivité scientifique ; mais leurs auteurs disent parfois plus que les autorités n'auraient souhaité et il arrive à leurs lecteurs d'y trouver davantage que les auteurs n'ont voulu exprimer. Il y a tout lieu de croire que certains historiens au moins savent apprécier le stimulant procuré par la lecture des écrits de «l'ennemi» et qu'ils sont avides de voyages à l'étranger qui leur permettent de rompre des lances, mais aussi de choquer les verres, et à l'occasion d'échanger des idées avec leurs adversaires idéologiques. Autres faits nouveàux qui méritent d'être notés, l'extension des paramètres de l'historiographie soviétique et la prolifération de nouvelles revues reflétant ces préoccupations plus larges. A la suite du scandale de Questions d'histoire, trois nouvelles revues furent fondées : l' Histoire de l' U.R.S.S., qui traite de l'histoire intérieure ; l' Histoirerécenteet contemporaine, qui se concentre sur la politique étrangère et les affaires internationales; et Questionsd'histoiredu P. C. de l'Union soviétique, qui, comme son nom l'indique, est consacrée au Parti lui-même. D'autres sont venues s'ajouter,, trop nombreuses pour être énumérées, qui se limitent à certaines périodes, à des secteurs particuliers tels que les questions militaires ou l'histoire des différentes Républiques. L'intérêt accru pour l'Asie, l'Afrique et l'Amérique latine se traduit -par l'ouverture de nouveaux instituts de recherche, la fondation de revues, la publication d'une large gamme de monographies et d'histoires
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