Le Contrat Social - anno VI - n. 2 - mar.-apr. 1962

68 dessein temporel du présent article 1 • Mais on comprend qu'en I 904, la soudaine agression japonaise contre la Russie ·surgissant après la mainmise sur la Corée ait frappé l'imagination de l'intelligentsia russe et conféré pour longtemps à Soloviev l'auréole du prophète. Et pourtant l'impressionnante prophétie tant commentée n'a nullement rendu compte du cours historique consécutif aux guerres et aux révolutions prédites par le philosophe mystique avant le théoricien matérialiste. Un demi-siècle a passé et, de nouveau, un spectre hante l'Occident, le spectre de l'homme jaune. Les Russes de la diaspora citent Soloviev à l'envi, récitent des strophes du Panmongolisme et aussi les vers d'Alexandre Blok qui appellent au combat sur l'Oural pour anéantir « la horde mongole sauvage ». A présent, ce n'est plus le Japonais européanisé qui répand la terreur, mais le Chinois déguisé en marxiste-léniniste, le Chinois qui s'est approprié « quelques idées européennes d'ordre inférieur». Toute la presse occidentale redécouvre la Chine depuis sa conquête par MaoTsé-toung et elle fait état de statistiques invérifiables, elle suppute des taux vertigineux de croissance démographique chinoise pour annoncer le raz de marée jaune inéluctable dès que la population atteindra le nombre fatidique d'un milliard. Il est admis sans discussion que « comme les sauterelles innombrables, et comme elles insatiables, (...) les tribus marchent vers le Nord », de même que s'était imposé naguère un lieu commun selon lequel, on ne sait trop pourquoi, « les civilisations vont vers l'Ouest », bien qu'il soit facile d'observer que si c'était vrai, lesdites civilisations auraient dû faire plusieurs fois le tour de la terre au cours de leur histoire vieille de plusieurs millénaires. Simultanément, pour les indiscrets des « milieux autorisés » et des « cercles diplomatiques bien informés », il va de soi qu'un conflit idéologique entre les politiciens de Moscou et ceux de Pékin bat son plein, annonciateur d'une tempête · bénéfique aux nations libres pourvu que celles-ci fassent aux antagonistes, tantôt à l'un, tantôt à l'autre, concessions sur concessions apaisantes. L'enjeu n'est rien moins que la paix ou la guerre. La prolifération jaune et le conflit idéologique soviéto-chinois sont à l'ordre du jour en permanence. SELON la version désormais accréditée comme intangible, il y aurait deux sortes de communistes depuis la mort de Staline, ceux qui ne sont plus staliniens et veulent la coexistence pacifique, ceux qui le sont encore et pro1. Les citations sont intentionnellement empruntées à la traduction française d'Eugène Tavernier (Vladimir Soloviev : Trois entretiens sur la guerre, la morale et la religion, Lib. Plon, 2e éd., Paris 1916) afin que des expressions comme coexistence, Etats-Unis d'Europe. ou danse des atomes ne paraissent pas influencées par la terminologie actuelle. Bib1iotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL fessent. l'inéluctabilité de la guerre, fût-elle atomique, sans reculer devant la fin de la civilisation tout entière. Il suffit de formuler exactement le sophisme pour en montrer la valeur. Staline n'a laissé derrière lui que des staliniens éprouvés dont la différenciation réelle en tendances incompatibles exigera le temps d'une génération : ce qu'on appelle déstalinisation, hors de l'Union soviétique, sauvegarde l'essentiel du stalinisme tout en éliminant les phénomènes démentiels, les absurdités outrancières que Staline imposait par la terreur. On sera fondé · à reconnaître en Khrouchtchev et consorts une nouvelle sorte de communistes quand le régime soviétique tolérera la moindre variété d'opinions et d'expressions sur ses principes, la moindre liberté de l'individu à disposer de lui-même. Tant qu'un parti unique vote nécessairement à l'unanimité, tant ·que des simulacres d'élections produisent des majorités dépassant 99,5 pour cent, tant que des dirigeants omnipotents se proclament omniscients tout en s'entre-dénonçant périodiquement comme menteurs et criminels, il est abusif de caractériser le pouvoir de la « direction collective » actuelle comme « libéral ». Rien ne le distingue foncièrement du pouvoir communiste en Chine, malgré des contrastes superficiels déterminés par la différence d'âge des deux régimes, par l'écart de leur développement économique respectif. D'autre part, il est faux que la « coexistence pacifique » soit une rupture avec la politique extérieure de Staline: les perroquets du marxismeléninisme ne font que répéter leur maître qui, dès 1925, au XIVe Congrès du Parti, reconnaissait la nécessité d'une « cohabitation pacifique » et, en 1927, au congrès suivant, la confirmait en ces termes : « La base de nos rapports avec les pays capitalistes consiste à admettre la coexistence des deux systèmes opposés. La pratique l'a pleinement justifiée. » Staline a renouvelé l'expression d'une politique de coexistence pacifique dans sa « Conversation avec la première délégation ouvrière américaine » du 9 septembre 1927, puis encore dans son interview avec M. Roy Howard le 1er mars 1936 : « La démocratie amé- . ricaine et le système soviétique peuvent coexister et rivaliser en paix (...) Nous pouvons coexister en paix si nous ne nous cherchons pas chicane mutuellement à propos de bagatelles (sic). » Répondant après la guerre aux questions d'un groupe de journalistes américains, Staline écrivait le 31 mars 1952 : cc La coexistence pacifique du capitalisme et du communisme est pleinement possible s'il existe un désir mutuel de coopérer», etc. Enfin il répond à M. James Reston, du New York Times, le 21 décembre 1952: « Je continue de croire qu'une guerre entre les Etats-Unis et l'Union soviétique ne peut pas être considérée commé inévitable et que nos pays peuvent continuer de viyre en paix.» On n'a donc pas le droit de prétendre que Khrouchtchev cesse d'être stalinien quand il ressasse son ·couplet de coexistence pacifique, ni que Mao s'affirme stalinien

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