112 Or la nature même de l'appareil économique soviétique et la manière dont il fonctionne rendent tout à fait courante, sinon inévitable, la falsification des informations statistiques à usage interne. , I L EST NOTOIRE que, comparees aux ressources mises à leur disposition, les exigences de production faites aux entreprises et aux kolkhozes manquent souvent de réalisme. Le résultat est que les directeurs d'entreprise et les présidents de kolkhoze passent une bonne partie de leur temps à tourner les règlements. La réalisation du plan prime tout et n'est souvent possible que grâce à des transactions illégales avec des « arrangeurs » privés et des relations parmi les fonctionnaires 2 • Les premiers procurent les matières premières et les services qui font défaut, les derniers aident à bloquer les voies de transmission avec les échelons supérieurs de la hiérarchie. Les risques sont grands et ne laissent pas place aux timorés, mais le système exige pratiquement qu'on les prenne. Il en résulte que beaucoup de ce qui se fait à l'échelon de la production n'apparaît pas dans les rapports adressés aux autorités et que les chiffres qui parviennent en haut de l'échelle bureaucratique sont bien souvent grossièrement déformés. De temps à autre, le système tombe en panne. Il arrive que les directeurs se désintéressent complètement du niveau de vie minimal des ouvriers dans des régions considérées par les autorités comme étant d'une itl}.portanceparticulière pour l'économie. Plusieurs cas de ce genre se sont présentés dans les cc terres vierges », où les conditions de vie misérables des ouvriers immigrés dans nombre de sovkhozes et de chan-· tiers devinrent un scandale national 3 • Dans ces cas, certes, le mépris total des directeurs, obsédés par la réalisation du plan, pour les besoins· les plus élémentaires de leur personnel (« Ne· venez pas m'ennuyer avec des histoires de dortoirs; j'ai d'autres chats à fouetter. Le plan est en train de s'effondrer 4 »), n'était que· la cause immédiate de la faillite du système des normes imposées. La cause première restait un accrois-: sement du mouvement de leur main-d' œuvre, 2. Pour un exposé instructif des difficultés d'un directeur: soviétique, cf. Ignat Ovsiannikov : « I Was a Soviet Capitalist », in Sunday Telegraph (Londres), 23 juil. 1961. Pour une étude d'un réseau d' « arrangeurs », cf. Jan Prybyla : « Private Enterprise in the Soviet Union », in The South African Journal of Economies, sept. et déc. 1961. Cf. également l'article publié dans le présent numéro du Contrat social sous le titre : « Aspects de la vie soviétique ». · 3. Cf. « Les pioilniers des terres vierges en ont assez des mauvaises excuses», in Komsomolskaia Pravda, 28 nov.· et 27 déc. 1959, 8 janv. 1960; « Lettres avec commentaire: le souci de la vie quotidienne est le souci du plan », in lzvestia, 5 janv. 1960. 4. Réponse d'un directeur aux réclamations des ouvrièrs, citée in lzvestia, loc. cit. · Bib1ioteca Gin.a Bianco L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE assez important pour compromettre la réalisation du plan 5 • Transactions illégales et truquage de la comptabilité semblent être de pratique courante chez les présidents de kolkhoze, sans doute du fait que l'agriculture est traitée depuis des années en U.R.S.S. en parente pauvre pour ce qui est de l'affectation des crédits. Dans la seule Ukraine, une enquête sur l'activité de 8.199 kolkhozes révéla que 5.945 marchés illégaux avaient été conclus en deux ans 6 • Il y avait évidemment eu truquage de la comptabilité, ce qui avait vicié à son tour la planification cen- . traie. On comprend l'irritation des planificateurs, alimentés en informations falsifiées, mais on ne peut qu'être indulgent à l'égard de ceux qui doivent traduire en marchandises et services réels des objectifs de production chimériques. De plus, le processus est cumulatif: la falsification des comptes rendus d'une production " exigée par une planification centrale sans réalisme engendre à son tour une planification encore moins réaliste, d'où nouvelles falsifications. Ce cercle vicieux a pour origine la rigidité inhérente au système lui-même, qui n'a pas été sensiblement modifié malgré des mesures réitérées vers une décentralisation de l'administration économique. Le pourcentage plus élevé de rapports fantaisistes établis par les présidents de kolkhoze ne signifie pas qu'ils courent moins de risques que les directeurs d'usine. Ils ont aussi à compter avec des vérifications régulières de leurs comptes et avec des cc raids» périodiques des brigades d'inspection du Parti. D'autre part, des kolkhoziens mécontents, poussés par un grief personnel contre ·le président, peuvent écrire aux journaux locaux pour dénoncer quelque truquage de sa part. Comme le directeur d'usine, le président . de kolkhoze n'ignore pas que s'il essaie de donner le change au gouvernement et que le pot aux roses est découvert, il se retrouvera seul. * '1- '1D'AUTRES FACTEURS expliquent cependant pour- .quoi les administrateurs kolkhoziens prennent plus de risques. L'un est le mouvement rapide des présidents de kolkhoze. Une présidence de kolkhoze n'est pas un poste convoité: au mieux, c'est un tremplin pour l'avancement professionnel et, au pis, un fardeau qu'il s'agit de transmettre au plus vite. Dans un cas comme dans l'autre, le fonctionnaire se sent obligé de gonfler le rendement de son kolkhoze dans l'espoir qu'il sera récompensé par une mutation 5. Sur les chantiers de construction du -silo et du moulin de Pavlograd, 1.800 ouvriers quittèrent leur travail et 1.800 nouveaux furent embauchés dans la seule année 1959., in lzvestia, loc. · 'cit. 6. Résolution- du C.C. du f.C. d'Ukraine, in Légalit4 socialiste, oct. 196o, n° 10.
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