JUSTAN L'année précédente, il lui avait été conseillé en haut lieu de moderniser au plus vite l'un de ses ateliers, et prouvé, chiffres en main, que sa production (donc son salaire) augmenterait. Mais, semblable en cela à beaucoup de ses concitoyens, il s'intéresse davantage aux réalités du présent qu'à un avenir problématique, à des gratifications immédiates qu'à la planification à long terme : Il est impossible de maintenir la production tandis qu'on modernise. Il y a constamment des difficultés, et moi-même et mon personnel en pâtirons jusqu'à ce que le nouveau matériel soit en place et fonctionne normalement. Ce qui peut prendre des mois. Je gagnerai moins et j'attraperai des migraines par-dessus le marché. Fait significatif, les délégués syndicaux de son usine lui avaient promis de l'aider à résister. Nous demandâmes à ce directeur, diplômé de l'institut Baumann de Moscou, s'il espérait avoir gain de cause sur les planificateurs. « A vrai dire, répondit-il, ils finiront par imposer leur point de vue. Mais ça demandera du temps. D'ici là, j'espère bien être muté à la tête d'une autre usine.» EN DÉPIT des « liens indissolubles entre le Parti et le peuple », il est avéré que le communisme met inévitablement l'individu en conflit avec la société. Les membres du Parti constituent moins de 5 % de la population. Ce sont eux qui, avec d'autres privilégiés, se taillent la part du lion dans les avantages offerts par le régime. La masse des citoyens (quelque deux cents miUions d'individus) semble en être très consciente. Dans aucune démocratie occidentale le fossé entre gouvernants et gouvernés n'est aussi large que dans la « patrie du socialisme » : nulle part ailleurs le peuple ne parle avec autant de mépris de la classe dirigeante personnifiée par le mot oni («ils»). Non que la majorité des gens éprouvent un violent antagonisme pour le régime : en réalité, le peuple (narod) a conscience de ne pouvoir pratiquement rien contre ceux qui façonnent la société après s'être désignés eux-mêmes pour cette tâche. (Il faut considérer à part une fraction de la jeunesse universitaire, la seule partie de la population, à notre connaissance, qui soit préparée à discuter, et parfois à mettre en doute, certains des principes fondamentaux du marxismeléninisme.) L'homme de la rue, le chauffeur de taxi, le maçon, le vendeur, le garçon de restaurant, l'ouvrier ou l'employé d'usine, se fait peu d'illusion sur sa place dans l'ordre des choses. Il est bien trop absorbé par la nécessité de gagner sa vie pour discuter des caractères intrinsèques du communisme. Ce qu'il veut, c'est vivre mieux. Pour ce faire, il est prêt à profiter du système quand il le peut, à le tourner si besoin est. Khrouchtchev, qui a le chic pour escamoter les • Biblioteca Gino Bianco 109 problèmes, a condensé celui-ci de la manière suivante: L'état d'esprit des gens et leur productivité dépendent dans une large mesure des conditions de vie et des commodités mises à leur disposition. Pour résoudre ce problème, il faut créer des magasins, des cantines, des réfectoires, de grandes usines de produits alimentaires, le tout moderne et bien équipé. · Et de préciser dans le même discours : L'une de nos tâches les plus importantes consiste à satisfaire pleinement la demande des villes et des centres industriels en lait et en produits laitiers ainsi qu'en pommes de terre et légumes de qualité... La demande pour ces denrées [viande, lait, produits laitiers, sucre, vêtements, chaussures, meubles, articles ménagers et autres] n'est pas encore pleinement satisfaite ... Il faut mettre de l'ordre dans l'attribution des appartements( ...) priorité doit être accordée à ceux qui en ont vraiment besoin ... Il n'y a aucune raison de supposer que le régime prive délibérément le peuple de nourriture, de biens de consommation et de logements. Mais le fait est que, même dans les deux plus grandes villes, Moscou et Léningrad, il n'est pas possible de composer un menu avant de savoir ce que les magasins mettent en vente tel ou tel jour; qu'il faut se résigner à acheter des vêtements et des meubles chers (et souvent médiocres) ; que des millions de gens vivent aujourd'hui encore dans une seule pièce, qu'ils doivent partager avec quatre, cinq ou même six personnes. Khrouchtchev a promis qu'à la fin du plan septennal (1965), le salaire mensuel minimal sera porté de 50 à 60 roubles. Pour avoir une idée du chiffre, il suffit de savoir qu'un complet veston de qualité inférieure coûte 120 roubles, une chemisette 10 roubles, une paire de chaussures de marche au moins 35 roubles, une orange un demi-rouble (autrement dit une cinquantaine d'oranges absorberont la moitié du salaire mensuel d'une femme de ménage, d'un chauffeur de taxi ou d'un employé de magasin). Un journaliste soviétique, retour d'une enquête à travers le pays, nous fit remarquer qu'il n'avait pas vu d'« yeux affamés ». Tout le monde s'accorde à reconnaître que les habitants de l'U .R.S.S. ne souffrent pas de la faim. Mais ils mènent encore une existence terne et dans une certaine mesure primitive. Vérité qui transparaît de manière indirecte à travers les innombrables déclarations qui veulent faire croire à un grand progrès matériel. Khrouchtchev a critiqué sévèrement la thèse soutenue par Staline selon laquelle, « en U.R.S.S., l'accroissement de la consommation de masse (pouvoir d'achat) dépasse continuellement la croissance de la production... >) Il ajouta que ceux qui soutiennent ce point de vue « justifient en fait la pénurie d'articles de première nécessité, la perpétuation du système des cartes de rationnement et la psychologie qui l'accompagne)). Khrouchtchev a beau protester, des années de pénurie ont assuré
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