108 l'autorise à user de tous les moyens pour parvenir à ses fins, y compris les pots-de-vin, cadeaux, pressions de toute sorte, et jusqu'aux menaces~ A Moscou, un tolkatch nous a expliqué comme suit le fonctionnement du système. En ce qui le concerne, il arrivait d'un sovnarkhoze (dans l'économie soviétique, unité administrative de base) d'Extrême-Orient afin de persuader un ami, employé à l'organisme central de planification, de réduire les objectifs fixés à son usine ; et il espérait bien parvenir à ses fins. Mais il s'agissait là, comme il ne manqua pas de le dire, d'une « komandirovka (mission) spéciale». Son travail habituel consistait à parcourir le territoire du ressort du sovnarkhoze pour acheter à d'autres entreprises les surplus de fournitures dont son directeur avait besoin. Il payait soit avec des fonds appartenant à l'usine et que le comptable s'arrange:!Ït pour «camoufler», soit en « détournant » quelque chose de la production de son usine (en l'occurrence, des automobiles) au profit des amis et relations auxquels il avait recours. Homme instruit, âgé d'une quarantaine d'années, donc pur produit du régime soviétique, il ne voyait rien de mal à un système reposant sur des pratiques aussi corrompues. « Tout le monde le fait», s'empressa-t-il d'ajouter. Sous l'influence de la vodka, il devint encore plus expansif et reconnut qu'il avait une bonne situation et profitait largement de la vie, malgré la nature de ses activités. Il ne tarissait pas d'éloges sur un régime qui lui permettait le luxe d'une voiture officielle pour ses tournées, la disposition de fonds importants et la possibilité de «mettre de côté». Nous lui demandâmes s'il ne craignait pas d'être pris et jugé pour ce qu'il n'ignorait pas être un «crime économique». Sa réponse fut lumineuse: Mon directeur me protégera. Il est bien avec les gens du Parti de l'endroit, à qui il accorde beaucoup de faveurs. S'ils s'en prennent à moi, il leur faudra en épurer beaucoup d'autres, bien plus importants. De toute façon, tant que les objectifs sont atteints, personne ne pose de questions embarrassantes. Les aspects moraux; ou plutôt immoraux, de l'affaire le laissaient parfaitement indifférent. « Je suis un pragmatique, plaisantait-il. Sans moi et des milliers de gens comme moi, notre économie ne tournerait pas. » Blat, tel est le terme russe qui recouvre les diverses pratiques impliquant l'usage des influences, des voies et des relations non officielles pour parvenir à ses fins : la vie soviétique est imprégnée de blat. A quelques jours de là, nous en eûmes un autre échantillon. Dans le même hôtel, le plus grand de la capitale, vint s'asseoir à notre table un homme d'un certain âge· qui se révéla être second secrétaire du Parti d'une ville d'Ukraine. Luj aussi, il était venu à Moscou pour voir un « ami »..Dans sa province, ce bureaucrate occupait un poste de quelque Biblioteca Gino Bianco L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE importance, ce qui lui valait-d'être constamment sollicité : un meilleur logement pour tel parent, un bon de séjour dans une station thermale de la mer Noire pour tel ami, un transfert dans une autre région, une protection dans une enquête en cours, etc. Surtout par crainte, il résistait à toutes sortes de tentations, et sa vie était devenue un enfer. « Ma' femme me traite d'idiot», se plaignait-il. « A quoi sert d'être une chichka (une grosse légume), dit-elle, si tu n'en profites pas ? » Ce représentant de l'élite est évidemment l'un 9-es « infirmes moraux »fustigés par Khrouchtchev au XXIIe Congrès. Il tient avant tout à sa tranquillité. Quand nous lui demandâmes pourquoi il ne dénonçait pas ceux qui l'incitent à violer la loi, et, semble-t-il, ses propres principes, il haussa les épaules en disant : « Ça ne . ~ sert à rien.» Tout ce qu'il voulait, c'est que son ami de Moscou lui procure un autre poste, dans un milieu nouveau. Comme nous lui faisions remarquer que c'était précisément le genre de faveur qu'il refusait à ses amis, il répondit : « Pas du tout, je ne demande rien pour moimême. Si le Parti me nomme à un endroit où l'on ne me connaît pas, ce sera tout bénéfice pour lui. Je pourrai travailler en paix. » Il ne lui venait pas à l'esprit que ses malheurs étaient directement imputables à un système qui met ses fonctionnaires dans des situations comme la sienne. ABORDANT devant le Congrès les problèmes de production, Khrouchtchev déclara que l' «esprit de routine », assorti de « conservatisme en technologie », est « étranger à la nature même de la production socialiste». En fait il est, dans une large mesure, endémique. Comme bien d'autres traits du monde soviétique, il ne découle pas d'une hostilité secrète envers le régime, mais d'une compréhension réaliste des faits de la vie économique. Khrouchtchev cita l'exemple de l'usine Likhatchev de Moscou, l'une des plus importantes du pays en matière de construction automobile, laquelle n'a apporté que de « légères modifications » au camion de quatre tonnes qu'elle produit depuis 1947. Il reconnut que l'innovation impliquait parfois des « soucis supplémentaires et même des déceptions», mais n'alla pas au fond du problème que les chefs d'industrie ont à résoudre. . Le directeur d'une usine de Léningrad nous expliqua pourquoi tant de chefs d'entreprise soviétiques hésitent à appliquer de nouvelles techniques (lui-même était à la tête d'une fabrique de tours qui marche comme sur des roulettes). Depuis trois ans il a réalisé et même dépassé le plan, en partie parce qu'il s'entend à faire réduire ses normes ; lui et ses ouvriers touchaient ainsi des primes substantielles de surproduction.
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